Fontainebleau, la ville de toute mon adolescence.
Pas vraiment un haut-lieu de la métallurgie et bien peu de chances qu'un BLACK SABBATH français ait pu y voir le jour...
Plutôt la bonne grosse ville bourgeoise, à une centaine de kilomètres de Paris.
Pas la banlieue éloignée, pas exactement la province, un entre-deux, avec un joli héritage de l'histoire, Henri IV, François 1er, Napoléon bien sûr, le château, la forêt... le standing, quoi !
Le sens de la tradition, ses grandes artères commerçantes, ses maisons cossues, son église...
... et en face de l'église, en cette fin des années 70 : un disquaire.
Les Ondes Sonores.
A Fontainebleau, mais je sais que c'était le cas dans une multitude de communes françaises dans les seventies, un magasin de musique vendait : cette foutue flute à bec du collège, des partitions, des méthodes de piano ou d'accordéon, des violons, des métronomes, des guitares classiques, dans le meilleur des cas une ou deux électriques (si le vendeur n'avait pas plus de 30 ans), de la hi-fi bien sûr et parfois... des disques.
Aux Ondes Sonores, justement, il y avait du disque, du 33 tours.
Par sa position stratégique, une des rues les plus empruntées du quartier pour gagner le centre ville, juste à côté de la place du marché, il n'était pas possible de louper sa vitrine. Non... vraiment pas possible. Encore moins pour les paroissiens fort nombreux qui se rendaient à l'église dont l'entrée était située précisément sur le trottoir, en face.
Bon, d'accord, la photo est plus ancienne, mais c'est tout ce que j'ai trouvé... je suis né au siècle dernier, mais pas au début du siècle dernier non plus.
Je ne sais plus si c'était fin 1978 ou début 1979, mais ce dont je me rappelle bien, c'est qu'au beau milieu de la vitrine, visible et en évidence, trônait la pochette vinyle d'un groupe dont on entendait parler depuis un an ou deux : AC/DC.
Une photo, un peu floue, mais sans équivoque, d'un musicien, la guitare plantée dans l'abdomen.
Hyper-réaliste, choquante et hypnotique, au point d'en oublier le chanteur présent aussi sur la photo. Je me souviens être resté le nez collé à la vitre pendant de longues minutes à me demander, du haut de mes 13 ans si c'était... pour de vrai ? Ziiiiiiipppp, j'ai glissé ! Oups, ma Gibson... Accident de scène, mais le bon réflexe : clic-clac Kodak !
Des décennies de surenchère visuelle dans les médias, au cinéma, ont fini depuis par nous anesthésier et banaliser la violence, mais je peux vous dire que cette photo, dans le contexte de l'époque, était ultra-provocante. A tel point qu'autour de moi, les passants ne cachaient pas leur indignation... et ça me plaisait, et ça me faisait jubiler intérieurement.
Une indignation qui remontera sans doute jusqu'aux oreilles des gérants du magasin puisque la pochette disparaîtra assez vite de son présentoir.
Je crois m'être dit à cet instant que je n'oserai pas demander ce disque pour mon anniversaire...
On n'a pas idée combien les images de l'enfance peuvent marquer durablement : le libraire voisin me verra chaque semaine écumer autant le rayon cinéma (les "Ecran Fantastique", puis "Mad Movies" pour leurs dossiers effets spéciaux, hémoglobine et films gore) que musique (frustré de n'avoir aucun magazine spécialisé hard rock, que quelques petits papiers dans "Best" noyés entre new wave, punk et reggae, et irrité à chaque fois que "Rock & Folk", revue de référence, n'en parle que pour dénigrer).
C'est drôle comment les souvenirs remontent à la surface. Au Stade de France, ce 26 mai dernier, je regardais cette population complètement hétéroclite venue applaudir AC/DC et me demandais combien nous étions, hommes ou femmes, à avoir vécu les mêmes choses, les mêmes attentes musicales, les mêmes expériences, que ce soit cette année 1978, ou plus tôt, ou plus tard... J'étais tellement persuadé à l'époque que nous n'étions qu'une poignée.
Car il faudra attendre "Wango Tango" à la radio et plusieurs longues années après ce disque pour voir naître en France un semblant de mouvement fédérateur et de reconnaissance médiatique...
Aujourd'hui, les Ondes Sonores a disparu, remplacée par une boutique de prêt-à-porter.
L'autre disquaire de Fontainebleau, Rigodon, celui qui avait en démonstration les tout premiers compact-discs au début des années 80, a fermé boutique au profit d'un restaurant italien...
Le monde bouge.
Et pas tant que ça, finalement... car dans cette histoire, à force d'être ce qu'il est sans jamais ne rien changer, AC/DC remplit encore et toujours le Stade de France.