23 février 2021, 20:50

Alice Cooper

"Detroit Stories"

Album : Detroit Stories

Rarement un album d’Alice Cooper n’avait à ce point été anticipé par une telle campagne de teasing : en l’absence d’une tournée conséquente (et l’on sait que l’homme passe une bonne partie de l’année sur les routes, avec guère de répit, actualité ou non) qui aide, on le sait, à "vendre" un album, l’organisation dédiée à la publicité du Coop’ (comprendre son management, le même depuis 1968 !!!) a donc déployé tout son plan promo pour ce « Detroit Stories », et ce des mois et des mois en amont. Et donc depuis, les fans attentifs ont déjà pu lire beaucoup d’informations à son sujet, des plus perspicaces et précises aux plus redondantes et réchauffées.

Avant de se pencher sur la tenue de ce « Detroit Stories » très attendu, commençons par un petit récapitulatif du rythme des sorties du chanteur depuis trente ans (les années 70 et 80, bien connues, documentées et historiques, ayant été des plus florissantes) : la décennie 90 est de loin la plus pauvre en terme d’albums (seulement deux : « Hey Stoopid », suivi de l’excellent et mésestimé « The Last Temptation », hélas éjecté de la scène par le typhon alternatif). Il faudra attendre 2000 pour que Alice retrouve un rythme sportif et digne de son âge d’or, avec pas moins de cinq opus : deux marquant son grand retour, indus post-mansoniens et invraisemblablement opportunistes – et surtout deux très rock'n'roll : nous allons y revenir dans une minute. Enfin, la dernière décennie s’est montrée très inégale – et jusqu’ici inférieure à ses standards : si l’on peut assurément voir Alice sur scène au moins une fois par an où que vous vous trouviez sur le globe (à cet âge ç’en est même stupéfiant), sa production discographique a quant à elle démarré sur un monumental flop, tant artistique que commercial. En effet, le sequel « Welcome 2 My Nightmare », s’il pouvait faire saliver sur le papier, s’est retrouvé trop poussif, trop dissolu, trop imparfait, trop too much, trop téléphoné et trop poli : seulement avions-nous applaudi les quelques morceaux très rock du disque, "Caffeine" et "I’ll Bite Your Face Off", seuls brulots authentiques dans un déluge dégoulinant de shock rock inoffensif et ampoulé. Seules les retrouvailles avec son antique producteur Bob Ezrin – sans complexe LE George Martin des musiciens alors bien trop limités il y a cinquante ans –, avaient pu rehausser certains aspects de l’album, alors responsable jadis d’avoir conceptualisé, construit et édifié le son du groupe originel. Six ans après, Alice revenait en compagnie de son mentor des studios et armé d’une équipe de mercenaires avec un « Paranormal » bien paramétré, agréable, intelligent et un poil délicieusement vintage, mais pas fou. Et enfin, au-delà de la carrière solo d’Alice stricto sensu, le chanteur a bien évidemment été impliqué dans la réalisation des deux albums des HOLLYWOOD VAMPIRES, qui ont eux aussi participé à une fraicheur et à une spontanéité de groupe très rock'n'roll – le premier pour un bain de Jouvence à base de reprises revigorantes, le deuxième construit autour de compositions déjà vite oubliées.

En toute honnêteté, et de manière très subjective, les deux derniers grands albums de Cooper sont assurément « Dirty Diamonds » en 2005, et surtout « The Eyes Of Alice Cooper » deux ans plus tôt, alors une tentative bouclée en moins de deux semaines de studio pour fomenter le disque de hi-energy rock'n'roll le plus direct et énergique possible – et à cinquante-cinq ans, d’aller chercher sur leur propre terrain reconquis les fans des WHITE STRIPES, des HIVES, ou de tous les nouveaux groupes de garage-rock en "The", qu’ils soient anglais, américains, de Détroit ou de Stockholm. Et il y était parvenu : non pas à forcément récupérer des adolescents en Perfecto neufs et abreuvés de coolitude déguisée derrière trois accords braillards bien formulés, mais en capturant à nouveau la Fée Electricité, sans le moindre artifice. Treize morceaux gueulards et saturés qui retrouvaient la fougue d’antan, l’irrévérence et les guitares, celles qui avaient influencé le petit Jack White de Détroit, justement, et tous ses frères et cousins un peu consanguins. Et de cette bourrasque de 2003, un premier hommage fier et arrogant brandissait à nouveau les armoiries d’origine : "Detroit City".

Detroit a 50 ans ! Enfin, LE Détroit d’Alice, celui de 1970-1971, années où ils ont tous les cinq décidé de s’y établir, leur gros hard rock sans concession et théâtral rencontrant davantage de succès auprès des populations blue-collar du Mid-west industriel que du côté de Phoenix ou de L.A. : et ce n’est pas parce que Vincent Furnier y était né qu’il y est volontairement retourné – ce n’est là qu’une coïncidence, une conjoncture socio-culturelle. Car oui, le public prolo américain est celui qui s’abreuve de Ted Nugent, des STOOGES, de GRAND FUNK RAILROAD, de Bob Seger et du MC5 – voire d’autres "étrangers" tout aussi bas du front qui ne "font pas semblant" et laissent parler décibels et pulsions libératrices, de BLACK SABBATH à KISS, en passant par les RAMONES. Tout un panthéon de légendes alors ordinaires qui exerçaient dans le creuset de l’Amérique des années 70 l’idéal rock des stoner-heads désœuvrés, broyés par l’usine, le Vietnam, la dope et l’ennui. L’école à la dure – et celle des durs à cuire.

De ce retour à cet esprit-là, Alice avait déjà anticipé sa petite stratégie avec « The Breadcrumbs EP », paru en septembre 2019 dans une relative discrétion. Pourtant il annonçait complètement « Detroit Stories » avec ses reprises autochtones et la participation d’acteurs clé de l’histoire musicale de la ville, à commencer par le monument Wayne Kramer, ex-guitariste incendiaire du MC5, qui brille ici sur TOUT le disque. De ce mini-album sorti en vinyle 10 pouces, ressurgissent aujourd’hui l’original et quasi punk "Go Man Go" (co-écrit avec Kramer, Ezrin et son fidèle side-kick Tommy Henriksen, seul rescapé du trio de shredders du groupe live), mais également "East Side Story" qui clôt l’album (une cover de Bob Seger donc), le "Sister Anne" du MC5, et le "Detroit City 2000" (ici rebaptisé "2001") de « The Eyes... ». Soit quatre morceaux déjà connus des fans qui ne loupent rien – à l’instar du single "Rock'n'Roll" : non, l’album n’est pas que reprises à la sauce VAMPIRES comme d’aucuns l’auraient annoncé ; il y a bien plus de morceaux neufs, rassurez-vous. Mais ce "Rock'n'Roll", morceau du VELVET UNDERGROUND circa 1970 que Lou Reed aurait écrit dans la Motor City, est des plus tonitruant pour entamer les hostilités, surtout avec la présence du génial et discret Steve Hunter, vieux compagnon de route des premières années en solo (et également de Lou Reed sur les fameux live  foncièrement hard-rock de 1974, « Rock'n'Roll Animal » et « Lou Reed Alive », ou encore de Mitch Ryder). Une reprise aussi rock que soul et un poil glam mais qui caractérise magnifiquement comme pouvait être ce rock'n'roll au tout début des années 70, aussi mordant et velu que prompt à faire bouger des hanches, des culs, et à faire chanter les filles (déjà menées par la petite badass locale Suzy Quatro).

On s’est déjà gavé de ce "Social Debris", qui non seulement dépeint l’état de déliquescence et de ruine qu’est devenue Détroit, capitale déchue, mais réactive surtout avec bonheur le son du Alice Cooper Band de 1971 à 1974 : quatre petites années seulement mais qui ont changé la face du monde – tout du moins celui du rock et de l’entertainment. Les plus dingues auront reconnu cette quadruple croche de basse hirsute et bien distincte du fidèle (et peu rancunier) Dennis Dunaway, faisant écho ici à celle qui introduit "Elected" sur l’album « Billion Dollar Babies » en 1973, il y a 48 ans (!!!), alors l’acmé définitif de leur carrière commune. Car pour la troisième fois sur disque en dix ans, les quatre membres survivants que sont Michael Bruce, Neal Smith, Dunaway et Alice donc, retrouvent la magie de leur savoir-faire antique : outre le miracle "Social Debris", ils s’asticotent comme quatre brigands juvéniles sur "I Hate You", offrant à un cinquième larron le soin de camper le regretté Glen Buxton, génial guitariste flibustier, chacun y allant de son couplet railleur et revanchard, multipliant les private-jokes entre vieux briscards.

Ah, alors il y a aussi pléthore de rock'n'roll à la Chuck Berry ici ("Shut Up And Rock", presque AC/DC, l’irrésistible "Independence Dave", l’extraordinaire "Hail Mary" qui n’aurait pas dépareillé sur « Dirty Diamonds ») : du très élémentaire donc – et puis basta. Nan, ça serait mal connaître cet artiste mésestimé : comme dans tout excellent album d’Alice Cooper – et particulièrement du groupe des années 70 –, « Detroit Stories » est à la fois très cohérent et hétérogène. Outre son incroyable habilité à raconter des histoires complètement dingues (l’homme est un truculent parolier), son éventail de saveurs est des plus large : "Our Love Will Change The World", super candide, est une démonstration enjouée de power-pop, tendance CHEAP TRICK, tandis que "Drunk And In Love" joue carte du blues des bas-fonds cradingues, harmonica à l’appui, et Joe Bonamassa en renfort. Quant à "Wonderful World", il sonne comme des DOORS en version synth-pop : blague à part, Alice y singe son vieux pote Jim Morrison comme sur son "Desperado" de 1971, ici à travers un filtre synthétique qui pourrait évoquer ses années d’errance à l’époque de « Special Forces », dix ans plus tard.

Mais Détroit ce n’est pas que du rock'n'roll : avec le sexy "$1000 High Heels Shoes", Alice Cooper rend hommage à la musique afro de sa ville, et plus précisément au son de la Motown (label dont le nom, rappelons-le, provient de la contraction de Motor Town, berceau de l’automobile crasseuse). Incroyable : avec ses inflexions soul, sa basse qui groove à mort et ses choeurs black, il s’agit d’une des meilleures surprises de l’album, doublé d’un des points d’orgue de toute sa carrière.

On peut d’ailleurs d’ores et déjà s’avancer en criant haut et fort que « Detroit Stories » est de loin le meilleur album d’Alice Cooper depuis plus de quinze ans, même s’il aurait encore gagné à être un poil plus concis : imaginons un instant le chef d’oeuvre absolu qu’il serait alors réduit à douze, voire dix de ses meilleurs tubes – et surtout amputé du très moyen "Don’t Give Up", diatribe anti-suicide certes sérieuse, heavy et peu inspiré, à moitié parlée et émaillée d’autres synthés très 80’s, et déjà sortie en single picture-disc au printemps dernier.

Alors bien entendu, « Detroit Stories » ne s’apparente aucunement à l’un des innombrables bootlegs des STOOGES ni au « Kick Out The Jams » du FIVE : impossible pour lui de sonner "salement", surtout avec le désormais vénérable Bob Ezrin à l’oeuvre derrière ses consoles rutilantes. Oui la prod est-elle assez clean, mais point trop : en ayant capté les vibrations de la ville pour son enregistrement, en compagnie d’amis illustres vétérans du son du Michigan, le rock reste mordant et juteux à souhait, et la fuzz bien grésillante par endroits, à l’instar de ce "East Side Story" de Seger qui vibre une dernière fois comme du garage ancestral, façon "Gloria" des THEM.

Et c’est donc précisément entre « The Eyes Of Alice Cooper » et « Dirty Diamonds » que se situe ce « Detroit Stories » inespéré !

Cerise sur le gâteau (ou plutôt couperet sur la nuque), une édition de « Detroit Stories » est accompagnée du DVD (ou Blu-ray) du fameux concert de l’Olympia de décembre 2017 : nous avions été étonnés de ne devoir nous contenter que de sa bande-son « A Paranormal Evening At The Olympia Paris » en vinyle et CD quelques mois plus tard alors que ce soir-là les caméras virevoltaient au-dessus de nos têtes dans la fosse. Où étaient donc passées les bandes vidéos ??? Nous voici soulagés, le concert est offert en bonus : Alice y était au sommet de sa forme, sans accuser la moindre once de fatigue (alors qu’il s’agissait de la dernière date de la tournée) – quant à Nita Strauss, qui n’est hélas jamais conviée en studio, elle brille évidemment autant pour son jeu très stéréotypé que pour sa caution glamour.

PS : Autre bonus, tiens : si tu imprimes et plie ce long article, tu peux, à l’aide d’un tube UHU, le coller à la dernière page vierge du livre « Remember The Coop’ » sorti en 2015, complétant ainsi fort opportunément l’analyse détaillée de sa très riche discographie.

Blogger : Jean-Charles Desgroux
Au sujet de l'auteur
Jean-Charles Desgroux
Jean-Charles Desgroux est né en 1975 et a découvert le hard rock début 1989 : son destin a alors pris une tangente radicale. Méprisant le monde adulte depuis, il conserve précieusement son enthousiasme et sa passion en restant un fan, et surtout en en faisant son vrai métier : en 2002, il intègre la rédaction de Rock Sound, devient pigiste, et ne s’arrêtera plus jamais. X-Rock, Rock One, Crossroads, Plugged, Myrock, Rolling Stone ou encore Rock&Folk recueillent tous les mois ses chroniques, interviews ou reportages. Mais la presse ne suffit pas : il publie la seule biographie française consacrée à Ozzy Osbourne en 2007, enchaîne ensuite celles sur Alice Cooper, Iggy Pop, et dresse de copieuses anthologies sur le Hair Metal et le Stoner aux éditions Le Mot et le Reste. Depuis 2014, il est un collaborateur régulier à HARD FORCE, son journal d’enfance (!), et élargit sa collaboration à sa petite soeur radiophonique, HEAVY1, où il reste journaliste, animateur, et programmateur sous le nom de Jesse.
Ses autres publications
Cookies et autres traceurs

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de Cookies ou autres traceurs pour mémoriser vos recherches ou pour réaliser des statistiques de visites.
En savoir plus sur les cookies : mentions légales

OK