19 novembre 2021, 18:30

KISS

"Destroyer" [Super Deluxe Edition]

Album : Destroyer [45th Anniversary Super Deluxe]

Soyons honnêtes cinq minutes : autant KISS s’est fait un nom grâce à la machine de guerre imparable et légendaire qu’elle est devenue sur scène, et grâce aussi à la bonne vingtaine de ses chansons qu’elle a pu développer sur ces mêmes plateformes hydrauliques jusqu’à ce qu’elles soient enfin immortalisées avec le succès colossal que l’on connait sur « Alive » en 1975. Avant ce double LP live, KISS n’était qu’une attraction folle-dingue dont on se refilait le mot de ville en ville, du Dakota au Wisconsin, du Delaware au Minnesota, mais qui n’a guère captivé les kids sur disque. Quels disques pourtant : « Kiss », « Hotter Than Hell » et « Dressed To Kill » qui, combinés, regroupent à eux trois une bonne vingtaine de hits mémorables, qui représentent encore aujourd’hui, au bas mot, les deux tiers de leur répertoire scénique. Une petite vingtaine de chansons, sur un total de trente enregistrées entre février 1974 et mars 1975 (trois albums en treize mois !!!!), ou autant de classiques intemporels et universels mais qui, à l’époque, n’intéressent qu’un public de gamins — sur scène seulement, leur impact sur 33-tours étant fort décevant selon les « great expectations » de leur manager et de leur label : pour être clair, au bout de trois disques studio, KISS ne vend pas grand chose au regard des attentes.

Le public de KISS en 1975, ce sont des adolescents, blancs, mâles – non, plus précisément des enfants. Des gamins d’entre sept et seize ans qui fantasment sur les super héros de leurs comics : alors quand on leur offre la possibilité d’en voir pour de vrai en concert, les yeux s’écarquillent autant que brulent les tympans pour des expériences larger than life. Ces gamins de Pittsburgh, de Cleveland, de Des Moines, de Lafayette, de Macon, de Denver ou de Little Rock, dans leurs mornes « sous-préfectures » de centaines de milliers d’habitants où il ne se passe strictement rien ailleurs qu’au cinéma, à la télévision locale ou sous les draps à la lueur d’une lampe torche pour dévorer un X-Men, un Spiderman ou, mieux, un Playboy, peuvent pour quelques dollars voir un démon s’envoler, cracher du feu, du sang, un batteur décoller, un guitariste lancer des roquettes, et un chanteur se trémousser comme une pin-up en chantant « C’mon And Love Me ». Quatre demi Dieux de l’Olympe, quatre super héros, quatre personnages de BD invincibles, quatre chevaliers de science fiction, quatre authentiques Beatles de la classe ouvrière qui comme leurs modèles de Liverpool, chantent chacun leur tour des singles rock hard pop libérateurs.

Et soyons donc honnêtes cinq minutes : ces trois albums, aussi forts en hits furent-ils, ne bénéficièrent guère d’un traitement en studio à tomber par terre. Aussi remastérisés peuvent-ils tenter de mieux sonner, ces trente chansons apparaissent plates et sans relief sur une bonne platine – au mieux du bon hard bubble gum entre les Stones et des Ramones mid-tempo, sans arrangements ni imagination ni ambition.

Caméra 1 : zoom sur Bob Ezrin. Pleins projos sur Bob Ezrin, même. En 1976, Bob Ezrin est une méga star des studios qui s’est d’abord fait un nom en révélant le groupe ALICE COOPER en 1971 grâce au single « I’m Eighteen ». Et en quatre années, jusqu’à la dissolution « à l’amiable » du groupe et au cours de l’élaboration studieuse du Cooper en solo avec « Welcome To My Nightmare », le jeune canadien est devenu le fils spirituel de Phil Spector, un architecte sonique mégalo et visionnaire, capable de transformer un potentiel tube rock de trois minutes en une cathédrale symphonique épaisse de dizaines couches de trouvailles d’ingénieur du son et d’effets cinématographiques. En 1970, le quintette ALICE COOPER n’était qu’un drôle de truc mal dégrossi entre les BEATLES, PINK FLOYD et les expérimentations psychédéliques de la fin des sixties, vu à travers le prisme d’un Frank Zappa qui se paya cette excentricité pour alimenter son nouvel label de freaks. Pour résumer, ALICE COOPER à l’époque, c’est zéro chansons, au mieux un certain talent pour faire du théâtre sur scène avec de la récup’ en guise de décors et d’accessoires. C’est Ezrin qui va, grâce à un coup de coeur et surtout une certaine clairvoyance sur l’infini des possibilités et du potentiel de ces cinq mecs dégueulasses, sculpter et arranger leurs bribes de chansons, alors soit des fresques bizarroïdes interminables, soit des morceaux d’idées qu’il va lui même agencer – en tubes taillés pour la radio, et parallèlement en expériences musicales thématiques ou horrifique, superbe équilibre trouvé pour un concept inédit : Alice Cooper. Sans Ezrin, « School’s Out » ne serait qu’un morceau moyen autour d’un riff génial mais sous-exploité de Glen Buxton, et « Elected » ne serait resté que le « Reflected » vaguement psyché et insignifiant du premier album « Pretties For You » quatre ans plus tôt.

Et bientôt, Bob Ezrin signera l’immense succès de PINK FLOYD « The Wall », qui sera tout sauf un vrai album de PINK FLOYD, mais bien le concept album solo de l’orgueilleux mais néanmoins visionnaire Roger Waters, tout comme il sera l’édificateur en 1973 de l’opéra-rock de Lou Reed, à mi chemin entre le vaudeville conceptuel post-glam à la « Billion Dollar Babies » et le rock sordide du caniveau du VELVET UNDERGROUND.

Et entre les deux, juste avant d’aller s’occuper de « Goes To Hell », la suite ampoulée de « Welcome To My Nightmare », Bob Ezrin est introduit dans le cercle KISS pour faire mieux : si déjà Gene Simmons pouvait se vanter d’avoir développé le maquillage et le concept scénique d’Alice Cooper à un groupe de quatre personnages, alors pouvait-il ambitionner de faire mieux que le maitre lui-même. Et donc de sortir un quatrième album à la hauteur de leurs prétentions – le mot étant faible. Fatuité ? Arrogance ? 

Quoi qu’il en soit, vu leur envergure, KISS ne pouvait pas se permettre de continuer à sortir des disques sonnant aussi creux : il leur fallait littéralement un chef d’orchestre encore plus fou qu’eux, quitte à souffrir en studio et à être dirigé à la baguette, pour que leurs bribes de compositions prennent l’ampleur de leurs désirs. Et même au-delà. 

L’intelligentsia rock est tellement snob et le public, fans ou adversaires tellement pétri de mauvaise foi, que l’on ne sait toujours pas vraiment si KISS a enfin pu s’acheter une réelle crédibilité artistique en 48 années de carrière – exceptée la crédibilité du Dollar, bien réelle sur l’échiquier du capitalisme, KISS étant devenu un empire économique à lui seul.

Et cet empire est né à partir de cette KISS Mania, qui a véritablement explosé entre la parution du plébiscité « Alive » et le premier véritable (seul ?) quasi chef d’oeuvre du groupe, « Destroyer », dont on célèbre aujourd’hui le 45ème anniversaire.

Tout ça pour ça ? Oui, il fallait bien remettre les choses dans leur contexte – et rendre à César, Ezrin, ce qui lui appartient. 

Si « Destroyer » brille forcément par la force de sa production, et l’originalité de ses arrangements, inédits pour le groupe, au moins le producteur a-t-il eu l’intelligence de ne pas totalement dénaturer l’essence même de KISS – quitte à le laisser encore briller pour ce qu’il est, un pur groupe de hard rock destiné aux classes moyennes, avec deux morceaux de premier choix qui resteront ad vitam ancrés dans chacune de leurs playlists à venir : « Detroit Rock City » et « Shout It Loud ». Du hard primaire, white trash, bas du front et spontané, prompt à être récupéré par n’importe quel garçonnet ensorcelé — dont le coeur et la passion battent toujours aussi fort dans nos poitrines couvertes de poils grisonnants. Deux monstres tubesques qui sont non seulement le prolongement des « Deuce », « Cold Gin » et « Rock And Roll All Nite » des débuts d’hier, mais qui sont en soit l’extrapolation de « Alive » : des HITS construits pour être braillés sur scène, l’un pour sanctifier le fief de la classe ouvrière américaine et alors meilleure clientèle du groupe en manque de catharsis, et l’autre comme même exutoire destiné à être chanté fort, à gorges déployées, littéralement « shout it loud ». Un truc presque tiré du funk déclamatoire de James Brown, héritage rythm’n’blues dans la répartie des couplets, voix lead et choeurs en réponse, batterie stomp à la SLADE… Et cette intro à la tierce, double guitare expressive avant que Ace Frehley, déjà un peu moins lâché qu’auparavant en studio, n’explose sur quelques mesures d’un court solo électrifiant.

« Destroyer », pour bon nombre de ses fans, c’est donc avant tout le recueil de ces deux monuments, respectivement les « Highway To Hell » et « Satisfaction » du quatuor. Mais derrière, tapi dans l’ombre, se cache l’indicible : alors qu’on ne voyait en Gene Simmons que ce géant lubrique dont la langue frétillante faisait se languir bien des groupies et laissait flotter l’imagination des garçons, le chanteur bassiste gagnait avec « God Of Thunder » son véritable titre de Démon. De Baron des Ténèbres. Suie, fumée opaque, éclairages rouges vifs, stroboscopes, sang épais vomi et rochers en plastique recouverts d’aluminium : le décorum toc pour écouter le Dieu du Tonnerre vociférer ses psaumes de l’Enfer. Une basse distordue et sous-accordée martelée sur un beat d’une rare lourdeur assommante le long d’un riff qui se fout de la gueule de BLACK SABBATH : échos dans une voix gutturale et véritable chant des damnés, hurlements d’enfant — toute la mythologie du KISS evil part de là, cette chose atroce amenée à autant terrifier les kids qu’à les exciter. Le principe même du méchant au cinéma, ici fait chanson. Hymne. Symphonie de l’occulte, participant à diaboliser l’image du heavy metal pour les vingt années à venir. 

Ailleurs, c’est aussi la fête au hard rock exubérant : « King Of The Night Time World », basé sur une chanson du producteur chanteur svengali manitou manipulateur dément Kim Fowley, est elle aussi un immense classique extravagant, qui prend encore davantage son envol lorsqu’elle est naturellement couplée à « Detroit Rock City » sur « Alive II ». Moins connus, « Flaming Youth » et « Sweet Pain » pourraient faire office de gentil remplissage tant elles s’effacent derrière leurs plus illustres comparaisons : en soit, non « Destroyer » n’est donc pas réellement un chef d’oeuvre total, en cela qu’un petit tiers de ses compositions passent un peu à la trappe. Surtout face à un « Beth » qui viendra catapulter KISS sur toutes les bandes FM de l’année 1976 : d’une chanson d’amour signée Peter Criss, Ezrin en fait monter en neige une mièvrerie pour ménagère de moins de cinquante ans, à l’image de ce qu’il va tenter de faire pour sauver Alice Cooper de son alcoolisme, et donc de son manque d’inspiration, alors que le grand méchant croquemitaine se transforme en crooner baudruche façon sous-Sinatra ou Neil Diamond avec des dégoulinades de cordes façon « I Never Cry ». « Beth » c’est la bluette larmoyante du rocker au coeur fendu qui dévoile ses faiblesses à l’être aimé. Mais rétrospectivement, ça reste pénible à écouter – même si à 23h48 un samedi soir à Clisson, nous sommes près de 50000 à en entonner les paroles, un peu envinés de mauvais Muscadet ou de houblon tiède. Ou le coeur gros de l’entendre pour la dernière fois, même s’il ne s’agit que d’une pâle copie singée par Eric Singer, chanteur pour cinq minutes derrière sa batterie. 

Mais je m’égare. 

Qu’avons-nous encore au programme ? « Great Expectations ». Une fresque signée Simmons, ode à sa démesure et à sa vanité. Ou une conjugaison entre sa grandeur fantasmée et l’oeuvre en studio de Bob Ezrin à qui l’on a tout permis, à commencer par ces choeurs qui sont aussi sa marque de fabrique (« School’s Out », « Another Brick In The Wall »), ces timbales, ces cloches, toute cette solennité boursouflée, telle un « Carmina Burana » auto-dédié au culte de sa propre personnalité – « Great Expectations » ou le cantique grandiose au Mussolini du rock.

Enfin, comme vraie Grande Finale, le chef d’oeuvre de Paul Stanley : « Do You Love Me », soit les atermoiements et questions existentielles d’un Dieu des stades et du sexe, courtisé par toutes les femmes de la planète, et qui se demande déjà si on l’aime vraiment pour ce qu’il est, s’il n’avait pas toutes ces « limousines, bottes compensées, jets privés et disques d’or ». « I just got to have some love ! I just got to have some love ! ». Pauvre bichon. Pauvre Starchild. Le tout sur un truc pompier glam rock assourdissant, batterie sur onze, et structure simpliste limite abrutissante, mais traitée façon Wall Of Sound (cloches, choeurs) comme Phil Spector le faisait pour ses groupes de filles du temps de la Motown – ce qui poussera KISS à reprendre « Then He Kissed Me » des SHIRELLES sur « Love Gun » l’année d’après, soit le seul autre album du groupe à avoir déjà subi le traitement Deluxe pour sa réédition de 2014. 

D’ailleurs, que nous offre cette réédition de « Destroyer » en 2021 ? A défaut de recevoir le big coffret XXL désormais habituel, le label nous a fait parvenir le double CD, déjà bien suffisant. Pour ma part, cela faisait trente ans que j’usais les diamants de mes platines avec une honnête mais bien banale copie Casablanca du 33-tours d’époque, et il faut bien admettre que la remastérisation donne à « Destroyer » une ampleur encore plus pharaonique – et pour cause, elle a été effectuée aux studios Abbey Road !!! Et Bob Ezrin, au risque de me répéter, de briller encore plus avec ses arrangements encore plus distincts et cristallins. 

Le deuxième CD, fort bien rempli, se divise en quatre sous-chapitres, les deux premiers étant six maquettes que se partagent équitablement Paul Stanley et Gene Simmons – dont un embryon de « God Of Thunder », déjà disponible sur le coffret « Kisstory » où les novices découvriront que l’originale, autrement plus inoffensive, était chantée par Stanley. De loin la plus captivante du lot, suivie par la démo tout en Fuzz de « Detroit Rock City », bien plus brute et mal dégrossie, et enfin de titres de travail comme « Love Is Alright », « I Don’t Want No Romance » (brouillon précoce de « Ladies Room »), « Rock N’Rolls Royce » (ébauche de « Love’Em Leave’Em ») et enfin « Star ». La troisième salve offre elle aussi une demie douzaine de pistes inédites, telles que des versions instrumentales ou alternatives de titres de l’album, tel une répétition live de « King Of The Night Time World », ou le single en mono de « Shout It Loud ». 

Enfin, cerise sur le gâteau : « Alright Paris, you wanted the best, you got the best : the hottest band in the world, KISS !!!! ». La fameuse annonce précède des extraits du tout premier concert de KISS à Paris, précisément à l’Olympia le 22 mai 1976, soit la seule venue des quatre héros masqués dans notre capitale au cours des années 70. Avec ici au programme les quatre premiers morceaux de la set-list, « Deuce », « Strutter », « Flaming Youth » et « Hotter Than Hell ». 

Que rajouter de plus ? Sinon qu’évidemment la Box monstrueuse, outre un memorabilia de dingue, vous « offre » (ah ah ah !) des bonus supplémentaires, démos en sus et surtout un Blu Ray avec « Destroyer » remixé en Dolby Atmos par Steven Wilson qui se fait la main sur de tels exercices depuis quelques rééditions de BLACK SABBATH. Et donc du flyer, du sticker, des photos et de la reproduction de visuels de la KISS Army en veux-tu en voilà. 

Mais déjà, le double CD (ou double LP – qui ne remplacera pas ma vieille édition de ’76 !) a de quoi donner envie à tous ceux qui n’auraient pas encore embrassé un tel bijou… vous n’êtes que des puceaux avec 45 ans de retard sur votre premier bisou !

Blogger : Jean-Charles Desgroux
Au sujet de l'auteur
Jean-Charles Desgroux
Jean-Charles Desgroux est né en 1975 et a découvert le hard rock début 1989 : son destin a alors pris une tangente radicale. Méprisant le monde adulte depuis, il conserve précieusement son enthousiasme et sa passion en restant un fan, et surtout en en faisant son vrai métier : en 2002, il intègre la rédaction de Rock Sound, devient pigiste, et ne s’arrêtera plus jamais. X-Rock, Rock One, Crossroads, Plugged, Myrock, Rolling Stone ou encore Rock&Folk recueillent tous les mois ses chroniques, interviews ou reportages. Mais la presse ne suffit pas : il publie la seule biographie française consacrée à Ozzy Osbourne en 2007, enchaîne ensuite celles sur Alice Cooper, Iggy Pop, et dresse de copieuses anthologies sur le Hair Metal et le Stoner aux éditions Le Mot et le Reste. Depuis 2014, il est un collaborateur régulier à HARD FORCE, son journal d’enfance (!), et élargit sa collaboration à sa petite soeur radiophonique, HEAVY1, où il reste journaliste, animateur, et programmateur sous le nom de Jesse.
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1 commentaire

User
Mister Sandman
le 20 nov. 2021 à 10:48
God Of Thunder a failli être le morceau de la discorde.
Écrit par Paul Stanley, celui-ci voulait absolument l’interpréter lui-même, probablement conscient de la portée de ce titre.
C'est Bob Ezrin qui a pesé de toute son influence pour que, après de longues discussions, Stanley laisse cette chanson à Gene Simmons et que God Of Thunder devienne l'hymne emblématique de The Demon.
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