Depuis qu'il a été mis au défi sur 4Chan de mélanger black metal et musique noire en 2013, le Suisse basé à New York Manuel Gagneux a fait largement ses preuves et montré que ZEAL & ARDOR n'avait rien d'un délire éphémère et encore moins d'un gimmick. Deux ans après l'EP viscéral « Wake of a Nation » sorti après la mort de George Floyd et le gigantesque mouvement social qui en a découlé, ZEAL & ARDOR sort un troisième album sobrement intitulé « Zeal & Ardor », comme une envie de s'affirmer un peu plus et montrer que le projet a dépassé le simple postulat de "Et si les esclaves Noirs avaient trouvé Satan au lieu de Jésus?". Le groupe de Gagneux s'est toujours inscrit dans une démarche engagée, en atteste le choix de la photo de Robert Smalls, esclave qui en a libéré 17 autres pendant la Guerre de Sécession, ou encore le titre de « Stranger Fruit » (quand on fait un clin d'oeil à l'une des plus grandes protest-songs de l'Histoire, ça n'a rien d'un hasard). Mais l'EP « Wake of a Nation » a nettement explicité le discours de ZEAL & ARDOR et ce troisième album s'inscrit dans cette lancée.
Une chanson résume à elle seule « Zeal & Ardor », c'est "Run". Ici, tout le sentiment d'urgence dégagé par l'album est résumé en 3min17, un sentiment d'urgence dans une Amérique profondément anxiogène, celle profondément divisée par quatre ans de trumpisme, celle qui a subi un assaut du Capitole le jour de la confirmation de l'élection de Biden par les grands électeurs, l'urgence d'une Amérique malade, décimée par la pandémie, les fake-news et les rafales d'AR-15 en guise de dialogues. "Zeal & Ardor" est alors le meilleur reflet de cette Amérique défigurée pour des années. ZEAL & ARDOR actualise son discours social, mais aussi ses influences musicales. On retrouve toujours l'ambiance moite d'un Etat sudiste et des musiques qui en découlent avec ce mélange black metal/spirituals sur "Death To The Holy" ou encore "Church Burns" où les symboles de l'Amérique puritaine se voient secoués par un Gagneux remonté, ainsi que sur la presque-ballade intense "Hold Your Head Low".
Mais ZEAL & ARDOR explore également d'autres horizons plus urbains comme le sublime "Emersion" où une boucle hip-hop planante se voit percuter de plein fer par un black metal hargneux où Gagneux beugle comme un possédé. Un mélange des genres déroutant sur le papier mais qui fonctionne à merveille (essayez de l'écouter avec un bon casque en vous baladant en ville, le cadre s'y prête parfaitement) et qui donne en tête de parfaites images aux teintes tour à tour bleu froid puis rouge intense.
La suivante "Golden Liar" semblerait presque sortie des deux derniers ME AND THAT MAN de Nergal avec ce blues sombre et intense, tout comme "Erase", mêlant la douceur des guitares folk et black metal martial. Globalement, ZEAL & ARDOR a appuyé sur le curseur concernant l'agressivité. Si Gagneux se fait de plus en plus mélodique sur son chant clair, il est de plus en plus sauvage quand il part dans les screams, et des morceaux comme "Götterdämmerung" chanté en Allemand et dans un registre quasi indus, ou encore l'imprécation "Feed The Machine". Les deux derniènes pistes au nom énigmatiques partent dans un délire presque trip-hop, comme si Gagneux voulait nous indiquer la future démarche de son groupe, un album qui, à n'en pas douter, se présentera de nouveau comme un OVNI.
Écouter ZEAL & ARDOR, c'est accepter que ce qu'on connaît du black metal voire du metal en général apparaisse sous un jour totalement nouveau. Avec audace, talent et maîtrise, ZEAL & ARDOR déconstruit et rebâtit méthodiquement un genre certes vaste mais dont on pensait connaître les contours. Si bien sûr, d'autres formations ont tenté d'improbables mélanges des genres avec des résultats parfois catastrophiques, chez ZEAL & ARDOR c'est tout l'inverse qui se produit. Sur le papier, c'est du post-black avec plusieurs éléments classiques de la grammaire du genre, des vocalises en shriek parfaitement exécutées au trémolo picking infernal en passant par une batterie marteau-piqueur, mais dans les faits, ZEAL & ARDOR est un groupe difficilement classable, débarqué sur Terre pour sortir l'auditeur de sa zone de confort. Et encore une fois, c'est à un vétiable miracle auquel nous assistons.
