On a beau l’avoir vu, tout beau tout brillant, dans les bacs des disquaires, nulle part n’avons-nous eu vent de la réédition de « Sehnsucht », le deuxième album de RAMMSTEIN paru en 1997 et dont on, hum, fête le 25e anniversaire.
Doit-on en conclure qu’il y aurait désormais autour du groupe comme un petit air de cancel culture ?
On le sait pourtant depuis des lustres : Till Lindemann est un porc. Plus qu’un copieux et juteux jarret de Bavière, plus qu’un plateau de charcuterie de Francfort : Till Lindemann est un gros, gros porc. Dans le "milieu", les rumeurs fondées autour de ses agissements en coulisses se murmuraient d’un air entendu (et parfois grivois) ; du côté des fans, ces derniers ne pouvaient pas être dupes non plus : car même si ses textes une fois traduits et décryptés n’apparaissent guère dénués de poésie, beaucoup s’avèrent tout de même sans équivoque. Quant à certains clips et postures scéniques, ils ne trahissent qu’à peine les actes, de sa routine quotidienne en tournée, à l’abri des indiscrétions, et avec la complicité de certain(e)s.
Et l’on en revient toujours à la même question : doit-on séparer l’homme de l’artiste ?
Toujours la même rengaine.
La question la plus légitime et la plus honnête serait : devrait-on vraiment en tenir compte – et surtout pourquoi attendre que les faits soient médiatisés ? Car il semblerait qu’il soit aujourd’hui bien plus facile de se ranger derrière la meute aboyante, une fois le pot aux roses dévoilé. Et soyons encore plus francs : si l’on fustige dorénavant tous nos hommes politiques, journalistes mégalos et arrogants, philosophes de tous siècles, frange intello rive gauche, acteurs bedonnants, producteurs libidineux et autres crevards, avouons que du côté de nos rock stars, il n’a pas fallu attendre qu’une cabale contre l’épouvantail et bouc émissaire Marilyn Manson ne survienne en pleine ère Me Too pour que l’on commence à réaliser que ces gens-là n’étaient pas vraiment des tendres vis-à-vis de la gent féminine. Demandez à Jimmy Page et à ses multiples groupies de quatorze ans d’âge, à Iggy Pop et son obsession pour les mineures – sans parler d’Elvis Presley ni de Jerry Lee Lewis, fougueux pianiste marié avec sa petite cousine de treize ans. On ne va pas refaire l’histoire voyez-vous – et encore moins s’abstenir de danser un bon vieux rock'n'roll ou de chavirer sur "Stairway To Heaven" n’est-ce pas ?
Doit-on donc "supprimer" leur œuvre pour autant ? Plus de "Jailhouse Rock", vraiment ? Plus de "Great Balls Of Fire" (tu m’étonnes) ? Et donc plus de "Christine Sixteen", interdictions morales qui vont donc rejoindre les listes accolées à tous les Polanski (stop ! terminé !, on ne regarde plus Rosemary’s Baby !) ou autres « Tostaky » contagieux désormais sous le coup de l’opprobre de la bien-pensance généralisée et adepte de cette cancel culture bienvenue pour certains... Tendance du siècle qui ressemble à s’y méprendre à de gigantesques autodafés virtuels ou à de l’inquisition d’idoles. Bannissons et brûlons.
Pour ce qui est de brûler, RAMMSTEIN avait déjà très bien fait les choses, en se baptisant d’après un nom de site de crash aérien – un peu comme si de rigolos petits punks français avaient choisi de se nommer Gonesse ou Mont Sainte-Odile. Ça, de la polémique, les six teutons s’étaient entêtés à en générer, de l’ambiguïté politique à la narration de leur propre histoire nationale, quitte à revêtir les tristes uniformes des prisonniers des camps de concentration pour les besoins du clip-péplum de "Deutschland" – ce que Patricia Kaas, malgré sa voix par trop similaire à celle de Marine, avait soigneusement évité de faire autour de son "D’Allemagne", on en convient.
Il y a encore X années, pas trop de problèmes pour diffuser sous X le dernier-né des productions clippesques du groupe : "Pussy" n’était, finalement, qu’un aveu XXL de leurs aventures backstage, dans un méli-mélo de chair, de bites et donc de teuch’.
Et si en 2001 ils sortaient leur chef d’œuvre « Mutter » en honorant décemment les mamans, gageons que sur le précédent, "Engel" avait déjà un petit peu plus de finesse qu’un single bas-du-front prétexte à des arrosages de rangées entières de groupies au canon à foutre mousseux. Et que son doux sifflement en introduction, véritable gimmick si reconnaissable et emblématique de ce deuxième album, avait quand même bien davantage d’allure et de classe qu’un simple et brutal appel à la chatte.
Ce qui nous amène donc à cette réédition de « Sehnsucht », dont la promotion générale semble avoir disparu pour cause de réprobation – voire de, hum, correction.
Et pourtant : quel album ! On se souvient en avoir fébrilement guetté la sortie en août ‘97, déjà complètement émoustillé et conquis par la découverte de « Herzeleid » deux ans plus tôt – ainsi qu’à travers les images et la bande originale du film Lost Highway, tiens, un autre bel exemple de perversion lynchienne.
A l’été 2023, le disque fête ainsi, tardivement, son quart de siècle de manière bien discrète, alors qu’il se voit pourtant paré d’un flamboyant habillage ignifugé. Ce fourreau de luxe argenté héberge en effet deux vinyles glissés dans un triptyque de toute beauté, ainsi qu’un superbe livret de 40 pages en papier glacé, catalogue façon art-gallery de photographies alternatives signées Gottfried Helnwein, dans le même esprit que la pochette, multiple. Visuellement, le double-33-tours (qui se joue en 45’, d’où le surplus de plastoc, pour plus de dynamique) est absolument splendide et ravive l’élégance esthétique du deuxième disque des Allemands – et en fait un objet de collection de premier choix.
Seul bémol – de taille – à cette édition : l’absence totale de bonus. Oh pardon : un simple remix de "Spielt Mit Mir" en fin de face D – avouons qu’ils sont en effet joueurs de proposer en 2023 une édition anniversaire sans morceaux inédits ou concerts d’époque, et en ne misant que sur son packaging ultra chic.
Mais c’est l’heure de réhabiliter, quand même, le-dit album – d’autant qu’on ne l’avait pas réécouté en entier depuis belle lurette. Et quelle surprise : précisément 26 ans après, il n’a pas pris une ride alors qu’on aurait pu imaginer a posteriori ses ficelles quelque peu datées. Mieux, franchement : en-dehors du fabuleux « Mutter » (vivement 2026 !), ils n’ont vraiment rien sorti de meilleur depuis.
« Sehnsucht » – ou l’album presque parfait – suscitait déjà les superlatifs des amateurs avisés de l’époque : outre le tube "Engel", l’autre mamelle, sensiblement plus raide et martiale, reposait sur deux syllabes scandées sans maniérisme dans des rassemblements berlinois : "Du Hast", devenu hymne. Déjà plus sophistiqué que son prédécesseur, l’album voyait le tanz metal lubrico-binaire du sextette tutoyer des arrangements plus pop, émaillés de samples primitifs, loops jungle et surtout de touches de synthés très 80’s, le groupe étant probablement encore bien ancré dans les épanchements balbutiants de la scène electro de leur RDA natale au début de la décennie – et dont certaines sonorités rappellent invariablement DEPECHE MODE ("Eifersucht"). Après tout, leur reprise de "Stripped" ne provient-elle pas de ces sessions, à l’origine, pour les besoins d’un tribute aux Anglais (« For The Masses » en 1998) ?
De la sensibilité oui il y en a aussi ailleurs – notamment à travers le magnifique "Klavier", qui fait suite au "Seemann" du premier album, et qui offre des contrastes abyssaux entre la délicatesse de ses couplets et le mur de guitares noise qui renforcent la puissance wagnérienne de son chorus dramatique. Des guitares même presque black metal qui pleuvent sur une rythmique kashmirienne chaloupée d’une incommensurable beauté.
Des subtilités, « Sehnsucht » en est parsemé, tant dans l’écriture que dans sa production, ce qui mènera directement RAMMSTEIN dans l’enceinte des stades à domicile, et des arenas partout ailleurs, de l’Europe aux USA : sans perdre de leur virilité, des morceaux comme "Tier" ou "Alter Mann" permettent en effet d’embrasser un plus vaste public, moins SM mais plus gothico-pop donc. Mais la punition reste de toutes manières au menu : oui, en 1997, on pouvait tant danser langoureusement sur ce groove robotique et synthétique, que se démettre la nuque, d’évidence sur "Bestrafe Mich" ("Punis-moi" !).
Lueur au bout du tunnel de l’obscurantisme : il y avait quand même de l’espoir à cette époque : après "Bück Dich" ("baisse-toi"), Till achevait son album avec "Küss Mich" ("embrasse moi") : un beau romantique en somme.