Avant toute chose, j’aimerais féliciter GRETA VAN FLEET de nous donner, en 2023, une bonne raison de bousculer nos certitudes, si ce concert devait avoir une autre utilité que de simplement nous distraire.
Cette soirée à l’Accor Arena, une première pour les quatre musiciens qui, rappelons-le, jouaient au club Les Etoiles il y a encore 5 ans, était un événement et un pari. Un événement, car on célèbre rarement cet univers musical dans une salle de cette ampleur en France et un pari, un peu trop gourmand, de vouloir la remplir. Néanmoins, cela ne se ressentira pas en terme d’ambiance et d’accueil du public qui, à priori, savait pourquoi il était là et comptait double.
Inconditionnel amateur de ce qu’on appelle le classic-rock - c’est à dire ce fourre-tout simplifié par les médias qui ont cherché à qualifier le rock électrique ou le hard rock d’il y a une cinquantaine d’années, ce qui fait toujours plus classe que de dire "musique de vieux" - je pense avoir un bagage honnête dans ce domaine et quelques références solides pour mettre en perspective le groupe américain et l’époque dont il s’inspire. Autant j’ai été ravi qu’une nouvelle génération d’artistes s’affranchisse du diktat des musiques populaires actuelles et de bon nombre de leurs codes factices en revisitant le passé, autant j’ai toujours été suspicieux quand une photocopieuse voulait se faire passer pour du papier carbone.
GRETA VAN FLEET joue là-dessus depuis le début.
Authentique ? Ça a toujours été ambigu.
Honnêtement persuadé de l’être ? C’est une certitude.
Ça me fait penser aux Duffer Brothers, nés en 1984, lorsqu’ils revisitent la première partie des années 80 dans "Stranger Things", dont ils ne peuvent évidemment se souvenir, mais dont ils se sont abreuvés. Ils sont clairement sincères dans leur vénération de l’époque, mais pour qui a vécu pleinement ce moment-là, c’est une vision fantasmée et excessive bourrée de clichés amalgamés, parce qu’elle s’inspire déjà du cinéma de l’époque qui, lui-même, était une fiction, une extrapolation de la vraie vie.
GRETA VAN FLEET, c’est rigoureusement la même chose.
Ils ont plongé avec passion dans les classiques et même les obscurités de la production discographique des années 60 et 70, ont dû visionner des heures de documents jusqu’à adopter les plans, les poses, les mimiques, les gestuelles, mais c’est une perception tronquée qui passe par le prisme d’un demi-siècle de réflexion, de maturation et d’altération.
On a donc dépassé le débat et on ne leur refera pas le procès des débuts : ils se sont pris un gros coup de dirigeable dans la tronche durant l’enfance, c’est un fait.
Maintenant, en deux albums supplémentaires, non seulement ils s’en sont partiellement affranchis en allant fouiner dans d’autres bacs que la lettre L, mais ils ont composé et écrit d’excellents titres, et il se dégage désormais un style GRETA VAN FLEET.
Il faut juste faire abstraction du passé quand on a une discothèque un peu garnie, pour ne pas passer son concert à éteindre les voyants d’alerte.
Ils s’allument évidemment tous, dès les premières notes de "The Falling Sky", l’un des très grands morceaux du dernier album, "Starcatcher". On laisse nos vieux travers de comparaison à la consigne, on ajuste nos paramètres, en même temps que l’ingé son du groupe s’occupe des siens, car ça manque passagèrement d’un peu de rondeur, de puissance et de clarté. Et puis la machine est lancée et elle turbine à plein régime pour "The Indigo Streak", autre très bonne composition de la dernière production en date. Ce qui est appréciable avec GRETA VAN FLEET, c’est qu’il n’y a aucune triche possible puisque les conditions d’enregistrement ont été, nous dit-on, au plus proche de l’interprétation live et que le groupe refuse tout apport technologique, soutien ou garniture sonore autre que ce que produisent les quatre musiciens sur scène.
Un atout majeur de ce show qui transpire l’intensité brute... et son talon d’Achille : on va le découvrir très tôt, dès le troisième morceau, "Lover, Leaver (Taker, Believer)", qui clôturait "Anthem Of The Peaceful Army" en 2018.
On est pris à revers par un solo - devrais-je dire une divagation - du brave Jake Kiszka qui faisait une entame de set admirable jusque-là, seul à prendre rythmiques alambiquées et phrasés lead sans aucun filet. C’est tout à son honneur de vouloir gravir la montagne, mais pas pieds nus et hors-pistes, bon sang !
En pleine errance - transe ? - d’improvisation, dans des tonalités casse-gueule, à côté du temps, on se dit au début : c’est une figure de style, c’est voulu.
Mais un petit malaise s’installe... et dure. Longtemps, très longtemps.
On va me rétorquer : "euh-oui-euu, remembeur Jimmy Page, lui aussi, il prenait des risques sur scène". Bah oui, Page-la légende a commis quelques exactions ; est-ce une raison pour les perpétuer dans ce grand package revival ? Quitte à rendre hommage, autant ne garder que le meilleur. Et puis, on ne va pas comparer l’état dans lequel se mettaient les musiciens, ni celui du public de l’époque pour accompagner le folklore. En 2023, il y a plus de chances de regarder des concerts sobre et pas défoncé qu’en 1973 et fatalement de ne pas comprendre ce qui se passe.
On revient sur des équilibres plus stables avec "Meeting The Master" qui est impeccable dans son interprétation acoustique, puis électrique. Josh, au chant si caractéristique, va être impérial de bout en bout du show, au même titre que son frère Sam, volant de sa basse aux claviers dans une gestion équitable, discrète et maîtrisée. Bon, "Heat Above" (et sa gentille intention mélodique) me laisse de marbre comme au premier jour de sa sortie en single (tiré de "The Battle at Garden's Gate"). En revanche, elle précède la fameuse "Highway Tune" par qui la révélation est arrivée en 2017. Du gabarit de ce qu’on appelle un standard de répertoire, une cartouche généralement gardée pour le rappel. C’est bien de casser les principes. Seulement, là, on débouche sur le poncif, le solo de batterie de Daniel Wagner dont - désolé Dan - la durée interminable n’est qu’un immense prétexte pour permettre à la fratrie Kiszka de se téléporter à l’autre bout de la salle, sur une scène de la taille d’un mini-ring, qu’il rejoindra d’ailleurs ensuite après que Josh ait admirablement repris "Unchained Melody" avec Sam au piano, l’une de ces chansons éternelles du patrimoine américain.
Cet interlude de deux titres acoustiques ("Waited All Your Life" et "Black Smoke Rising") est un moment de grâce, comme si le groupe parvenait à réduire l’immense complexe de l’Arena en un club intimiste à la lumière tamisée et hypnotique. Plaisir immense pour les éternels sacrifiés de fond de salle qui savourent un instant privilégié de communion, avec un Josh qui prend, au fil des ans et de l’expérience, de plus en plus d’assurance à s’adresser à eux.
Mais alors... malheureux ! Pourquoi briser la magie !?
De retour sur la scène principale, avant "Fate of the Faithful", Jake réitère un abrutissant solo qui, non seulement ravive la gêne et la torpeur, mais amène à s’interroger. On lui cherche des excuses. Comble-t-il les vides laissés par les changements de tenue de son frère ? Est-il souffrant ? Non, à en juger le reste de sa prestation. Erreur d’appréciation artistique ou posture ultime ? Il ne suffit pas d’avoir le look, la pose - que je concède magnifique quelques minutes plus tard devant ce mur de feu et cet écran rouge - et la guitare d’époque avec les cordes à gros tirant qui font saigner les doigts... pour avoir l’étoffe d’un guitar-hero.
Là, ce sont nos oreilles qui saignent.
Trop de maîtres ont pavé la voie pour s’y frotter à la légère.
On est embarrassé pour ses partenaires qui fournissent le socle rythmique et même pour lui car, je le répète, il abat autrement un boulot monstre, comme un funambule en équilibre permanent entre rythmique et lead.
Mais là, il sera tombé du fil à deux reprises et gâchera d’une regrettable réserve, une soirée qui aurait été sinon, de bout en bout, à l’image de ce très solide album "Starcatcher".
C’est surtout pour cette raison que la notion d’authenticité dont je vous parlais au début pose question. Si le studio a vraiment capturé Jake live, comment peut-il se perdre dans des improvisations aussi approximatives sur scène ? Se cantonner à offrir au moins aussi bien que sur disque aurait été un contrat rempli.
C’est avec ce regret dans nos têtes que GRETA VAN FLEET achève sans faillir la dernière partie de son show ("Sacred the Thread", "The Archer") et son rappel (Sam invoque Gershwin dans une ré-interprétation de "Rhapsody in Blue", puis "Light My Love" et "Farewell For Now") durant lesquels Josh s’illustre et survole, en incontestable chanteur d’exception qu’il est.
GRETA VAN FLEET, Paris Accor Arena 2023 : un concert avec beaucoup de highs et quelques lows, chacun en tirera ses conclusions.
En tout cas, ce groupe fascine ou irrite, bouscule les certitudes et pendant qu’on jubile, gamberge et critique, sa caravane passe.
Photo © Marion Frégeac - Portfolio