L’année 2024 serait-elle un excellent cru pour les millésimes vieillis en fût de chêne durant les seventies ? Après SAXON et JUDAS PRIEST, c’est une autre pointure du metal qui nous a livré sa toute dernière cuvée : ACCEPT. Si les Britanniques ont su marier les arômes, les textures et les couleurs pour nous offrir des albums structurés, harmonieux et puissants (le cépage JUDAS PRIEST étant d’ores et déjà nominé pour concourir au "Bacchus d’Or" 2024), quid de « Humanoid », 17e album de la formation germanique ? Teutonique et tannique : l’assemblage qui tue ?
Bien que dans leur cinquantaine (tassée ou pas encore), ces groupes poursuivent leurs efforts. Inlassablement. De nouveaux albums voient régulièrement le jour ; les tournées se succèdent aux quatre coins de la planète... comme au bon vieux temps. Une foi immuable et une mentalité qui fait du bien. Beaucoup de bien. On est loin, très loin, des récents propos de Vince Neil qui chouinait à propos de la somme de travail à fournir pour composer et enregistrer 10 chansons. Raison pour laquelle MÖTLEY CRÜE ne sortira désormais plus qu’un single, de temps en temps. Mais dis donc, pépère, ne serais-tu pas précisément en train de parler du taf pour lequel tu te gaves de millions de dollars ? Et comme cela fait 15 ans que tu tournes sans avoir enregistré le moindre album, on pourrait même supputer que tu as eu suffisamment de temps pour te reposer, non ?
Différence de mentalité entre européens et américains ? Dur à dire... d’autant que Mark Tornillo est bien un descendant de l’Oncle Sam ! Toujours est-il qu’ACCEPT ne chôme pas, lui, à l’instar d’Andy Sneap, une nouvelle fois derrière les manettes de la console... Entre ses activités de guitariste (HELL, JUDAS PRIEST) et de producteur pour les plus grands forgerons de ce monde (tiens, tiens, SAXON et le PRIEST ne font pas exception à la règle...), on devine que son planning doit être aussi serré que les fesses d’un troufion au moment de se baisser pour récupérer la savonnette qui lui a malencontreusement échappé des mains, sous la douche, entouré de collègues peu regardants. Étanche et hermétique.
Fort heureusement, Wolf Hoffmann a su convaincre Sneap de lui faire une petite place dans son agenda, à force de lui ressasser cet incontournable des RITA MITSOUKO : « Ça fait un moment que je te suis, Andy / Hé, tu viens chez moi / Ou alors on va chez toi / Allez, Andy, quoi / Oh dis-moi ouiii !... ». C’était en 2010, les débuts de l’aventure ACCEPT Mark III (post-Udo Dirkschneider / post-David Reece) et le tout premier enregistrement de la nouvelle formation : l’excellent « Blood Of The Nations ». Depuis, les albums se suivent de manière aussi métronomique que ne l’est le tempo des teutons. Au point que Tornillo a presque enregistré autant d’albums qu’Udo dans la première période du groupe, de « Accept » (1979) à « Russian Roulette » (1986). Et depuis maintenant 15 ans, le son des Allemands est aussi propre et moderne que puissant. Presque académique. « Humanoid » n’échappe pas à la règle.
Tout commence par un gimmick entêtant, savant mélange entre la délicatesse d’une cithare orientale et la brutalité d’une guitare occidentale. "Diving Into Sin" n’est pas sans rappeler "Stone Evil", extrait de l’expérimental « Death Row » (1994). L’effet de modulation, quasi psychédélique, couplé à la puissance de feu de la six cordes, fixe d’entrée le cap : c’est étincelant, solide et massif. Derrière, la section basse-batterie ne laisse pas le moindre espace pour reprendre son souffle. Et c’est – déjà ! – en apnée que Mark Tornillo nous cueille et nous achève avec pour seule arme cette voix éraillée et rocailleuse à souhait. Enseveli sous un nombre de péchés incalculable (et surtout innommables !), il nous laisse y agoniser de plaisir... jusqu’à ce que la partie de guitare de Wolf Hoffmann, aérienne et pétillante, nous extirpe de ce funeste destin. L’escouade ACCEPT est imparable. Elle prend immédiatement le pouvoir et avance, inexorablement, pulvérisant tout sur son passage. Elle ne s’arrêtera qu’à cours de munitions, à la frontière du "Sud de l’Enfer", 12 titres plus tard. « It's a long road to Heaven, from the southside of Hell »... mais c’est bien au Valhalla que « Humanoid » ambitionne de nous acheminer. L’oasis à laquelle n’ont accès que les plus valeureux guerriers. Pour cela, ils devront combattre les terribles machines. Et les vaincre.
L’opposition entre l’Homme et la machine n’est pas nouvelle. ACCEPT avait déjà planché sur le sujet en 1985, du temps de « Metal Heart ». Si la pochette de ce brûlot des eighties évoque désormais plus la structure du Centre Pompidou que notre cyber-civilisation, l’interrogation n’a pas disparu pour autant. Bien au contraire. Le développement de l’Intelligence Artificielle est tel que d’autres problématiques ont émergé. Se posent désormais des questions relatives à la création, à ses limites et à sa valeur. On touche à l’essentiel : le sens.
Tout juste le temps de porter cette équation à plusieurs inconnues à la connaissance de notre cortex cérébral que la puissante frappe de Christopher Williams prend possession de nos tympans. Le marteau et l’enclume – deux osselets assurant la transmission et l’amplification des vibrations sonores – jubilent. Derrière, la six-cordes se fait lancinante ; elle attend le signal. C’est Mark qui le donnera. Le Panzer se met alors en mouvement. La guitare monte en puissance, bien soutenue par la basse de Martin Motnik, omniprésente. Le crescendo est carrément jouissif. Le tempo infernal. Et puis, changement de rythme soudain : tout le groupe se met au garde à vous. La tourelle du blindé se met en mouvement et esquisse une courbe. La tension est maximale. Pas le temps de dessiner un cercle complet que l’ennemi est déjà en ligne de mire. Le canon donne tout ce qu’il a dans le ventre. L’ennemi est clairement identifié et le fait savoir : « Humanoid, I'm a Humanoid ». Mais les obus ne suffiront pas. Leur cuirasse est trop épaisse. À pas de loup, Wolf prépare son coup et astique son manche. Le guitariste décoche son tir : un missile de conception néo-classique. Aérienne et légère au sortir du canon, sa trajectoire devient hypersonique une fois son altitude stabilisée. Agile et virevoltant, le puissant engin se faufile et se joue de tous les remparts comme de toutes les stratégies ennemies. Touché ! Mais pas encore coulé. Il reste encore 10 scuds à tirer, pas un de plus.
Parmi eux, "Man Up" et " Straight Up Jack" : deux titres dont les paroles – signées Tornillo – ont été écrites avant que la musique ne soit composée. Processus créatif suffisamment inhabituel, au sein de la formation allemande, pour être signalé. Des mots qui induisent un rythme et qui laissent une empreinte : celui du hard rock mid-tempo qui fleure bon AC/DC plutôt que celui du metal. Et le mariage fonctionne bien... au premier regard ! Et même à la première écoute. Faciles à mémoriser, les refrains sont imparables. Carton assuré en live, d’autant que la basse, vrombissante sur "Jack", ne peut qu’inciter nos popotins à se trémousser, façon Jack... ass !
Une quatre-cordes qui groove encore sévère sur "Nobody Gets Out Alive". Un son rond, une composition carrée, un riff incisif : la recette est bien connue. Il faut y ajouter cette voix rugueuse, râpeuse, sur un fil, toujours prête à se décharner, à se dépouiller de toute sa chair pour atteindre l’os. Ça fait mal... mais que ça fait du bien ! On se croirait dans un épisode des Shadocks, mais c’est encore mieux que cela, car c’est du côté des Freaks que nous mène "Frankenstein"... Sorte de "Monsterman" 2.0, le morceau est l’un des seuls qui échappe au seul duo de compositeurs Hoffmann-Tornillo. Une performance signée Uwe Lulis, le second guitariste du groupe... et ce n’est visiblement pas si simple de faire entrer un autre loup que Wolf dans la bergerie. La liste des guitaristes disparus sur le champ de bataille en atteste : Jorg Fischer, Jan Koemmet, Jim Stacey, Herman Frank... Riff tranchant, chœurs virils à souhait – comme à la grande époque – et solo aussi nerveux que flamboyant : le morceau est une petite tuerie. "Unbreakable" ne l’est pas moins. Du pur heavy, une rythmique qui martèle : cela va être terrible sur scène ! "Mind Games", légèrement plus faiblard, poursuit le travail de sape, mais c’est véritablement "The Reckoning" qui élève le niveau de jeu. Son gimmick entêtant nous plonge en plein tourment. L’atmosphère est oppressante, presque étouffante. L’heure du jugement est arrivée : « The grand finale, the end of times / The curtain falls / The verdict clear / The reckoning / The end is here / This is the reckoning / The judgement day / This is the reckoning / The end of days ». Les parties de guitare sont impressionnantes. C’est beau, c’est puissant, intense et mélodieux, finement ciselé... quelle virtuosité ! Waoouuuuh !...
Mais ACCEPT maîtrise tout autant l’art de la retenue. "Ravages Of Time" en est la preuve. Jolie ballade mélancolique, le titre interroge sur le sens de l’existence, à l’automne de la vie. « I took what I was given, too much was not enough / And now I'm here to tell the tale ». Et parce que rien n’est éternel, quelque chose doit forcément céder, face à l’inflexibilité du Temps. Et ce "quelque chose", c’est nous. Raison supplémentaire pour commencer à prendre réellement possession de sa vie... si ce n’est déjà fait. Curtis Mayfield, chanteur, musicien, auteur et compositeur afro-américain, pionnier du funk et du rhythm and blues socialement engagé, a pleinement vécu la sienne. Et c’est son "Hard Times" que le groupe a choisi de reprendre pour la version Deluxe de son album. Une reprise qui rompt avec le flot des compos teutonnes, mais l’on regrette toutefois que Wolf n’ait pas distillé plus d’effets wah-wah dans sa version, afin de conserver intact ce magnifique groove étincelant. Afin de s’éloigner plus encore de son style, aussi.
Si ACCEPT n’a quasiment jamais fait de covers, il n’en est pas de même pour Hoffmann, qui a repris les plus grands : Bach, Beethoven, Bizet, Mozart, Ravel, Tchaïkovski ou encore Vivaldi. Précisément, "Southside Of Hell" conclue l’album de la plus belle des façons, avec une ouverture type néo-classique. On se croirait en plein milieu du second album solo de Wolf : « Headbangers Symphony ». Le jeu et le son du guitariste-alchimiste triomphent : un heavy expressif et mélodique, savant mélange entre les influences des compositeurs classiques des 17, 18 & 19e siècles et la puissance électrique contemporaine. À l’intro en adagio succède bientôt un rythme ultra speedé. Les plaques de metal s’abattent à intervalles réguliers et minent le terrain, avant qu’un engin explosif à tête chercheuse ne prenne le relais. La guitare-roquette touche sa cible en plein cœur : le metal heart. Les machines ont-elles été défaites ? Après pareil travail de sape, on peut les imaginer décimées. Mais l’on pensait déjà l’affaire réglée en 1985. Et elles ont réapparu, plus fortes encore... Faudra-t-il repartir au combat ?
Une chose est sûre : si une troisième bataille venait à voir le jour, ACCEPT devrait se doter de nouvelles armes. Sans le moindre doute. Car si « Humanoid » est bon, très bon, et peut-être même excellent, il reste cette impression de ne pas apporter grand-chose vis-à-vis de son prédécesseur, si ce n’est de lui succéder. Le groupe possède en effet une identité qui en fait sa force... et sa limite. Cela n’a pas toujours été le cas. Il fût un temps où, entre un « Breaker » et un « Restless And Wild », un « Balls To The Wall » et un « Metal Heart », on notait une progression, un décalage. Il y avait, en somme, toujours à découvrir. Car le groupe évoluait, porté par différentes influences, bousculé par différents points de vue. Stefan Kaufmann et Peter Baltes en tête. Udo Dirkschneider juste derrière. Des alter egos. Désormais secondé par d’excellents officiers, c’est bien le Capitaine Hoffmann qui opère, seul, à la barre. En pareille situation, difficile de se reproduire sans consanguinité. Et s’il n’est pas question de jouer l’avenir de la formation à la roulette russe, on aimerait être surpris, explorer de nouvelles terres, peut-être même être déconcerté, le temps de deux ou trois titres. Sans cela, le groupe court un gros risque : que l’IA prenne le contrôle du 18e album d’ACCEPT. Car à trop crier au loup, on finit par se faire dévorer. Et ce serait dommage, car on tient – beaucoup – à vous, Monsieur Wolf.