5 juin 2024, 23:59

TOOL

@ Paris (Accor Arena)


...Et c’est maintenant le plus dur en fait : comment diable relater un concert de TOOL avec un vocabulaire bien faible au regard du trip vécu ? C’est là que la tâche du journaliste/mécréant s’impose – parce que venir poser ses fesses pendant 2h15 de show pile au beau milieu de la rangée 11 du Carré Diamant, pit premium pour CSP++, nous sommes d’accord, c’est la partie la plus fastoche du petit reporter. Rentrer chez soi avec des adjectifs et des idées, puis mettre de l’ordre dans un cerveau plus retourné encore que par les drogues les plus costaudes du cosmos, c’est une toute autre paire de manchettes – et ainsi pour vainement tenter de retranscrire l’expérience extra-sensorielle de ce qui n’est désormais presque plus un concert, mais une expérience. 

D’ailleurs, c’est encore avec les tanins en bouche d’un Caduceus Anubis 2019 amoureusement concocté par Maynard dans ses vignes (et enfin disponible en importation française, plus besoin d’aller jusqu’à Jerome, Arizona), que l’on est immédiatement foudroyé sur place, happé par le son et l’image : déjà que nous ne nous étions pas encore émotionnellement remis de notre petite virée au PowerTrip Festival en Californie, l’impression presque drôle de voir TOOL en club nous saisit. En effet : à l’exception de l’Olympia 2002, jamais n’avions-nous à la fois expérimenté un concert du groupe en étant aussi proche de la scène, tout en pouvant jouir de cette dernière plein cadre qui, en terme de sensations visuelles, paraît aussi extravagante qu’à Indio – l’envergure de l’écran 4K de son athlétique scène XXL et la douceur du désert en moins. Quant au son, il est redoutablement clair et d’une robustesse terrassante : encore une fois, les impressions qu’offrent un show dans une arena dépendent totalement de notre situation dans l’espace, et là, au beau milieu du spectre sonore, à la croisée des faisceaux spatiaux, l’on jouit d’une véritable symphonie en stéréo – comme quoi, en embauchant de vrais ingénieurs, on peut restituer tous les équilibres et les subtilités d’un son exigeant sous le dôme d’un bunker de béton, comme si c’était une cathédrale de verre.


Ce soir, TOOL a délivré un concert impérial, phénoménal : c’est le FLOYD de Pompéi en mode digital, les projections tant psychédéliques que fantasmagoriques qui occupent toute la largeur de Bercy (là où d’autres se contentent encore de rideaux sur cintres voire d’un écran pour soirée diapo) éclaboussent la rétine comme des gerbes de lave, tandis que des rayons lasers tapissent des nappes huileuses dansantes au-dessus d’une scène immergée dans son propre décor vivant, telle une entité artificielle organique qui réagit aux mouvements telluriques assénés par ces trois humanoïdes surdoués – l’un statique et appliqué à l’œuvre sur ses tessitures, l’autre qui peine à rester en place en faisant gravement vrombir ses quatre cordes aussi fluides que grondantes, et celui du centre qui occupe toute l’attention tant il échappe aux lois de la rythmique conventionnelle, voire de ce qui est humainement possible d’en faire. Adam Jones, Justin Chancellor et Danny Carey – ou peut-être la meilleure formation instrumentale de notre ère, qui ferait aisément passer RUSH pour les RAMONES.

Quant à Maynard James Keenan, c’est une salamandre – souple, agile, vicieuse, insaisissable, elle se confond avec le feu qui gicle parfois derrière elle, et glisse d’une plate-forme à l’autre dans la pénombre, fuyant la lumière, après avoir averti ses disciples avec autorité : prière de ranger les portables, aucun cliché ne sera autorisé – ce à quoi le public s’exécute, personne n’osant provoquer la foudre de la créature qui, entre misanthropie, mystère et cynisme aime tant jouer à commander les foules qui rampent à ses pieds. Et grâce à une telle injonction, le spectacle n’en sera que plus savoureux : aucun petit écran merdique ne viendra polluer fosse ni gradins, tous plongés dans la contemplation absolue – l’expérience, voulue en immersion totale, en est ainsi décuplée, quasi mystique. Il faut dire que le show, qui tutoie traditionnellement la transe ésotérique, inspire autant la fascination que l’effroi, voire l’introspection, et ne saurait tolérer la moindre perturbation parasitaire.


Enfin : les psaumes de cette messe pieuse ? Une succession de fresques, longues et articulées, fragmentations de post-metal progressif parfois clinique ou dangereusement voluptueux, cathartique et libérateur – systématiquement fascinant. Et si le dernier album « Fear Inoculum » avait peiné à passionner les fans autant que ses prédécesseurs, au bout de cinq ans de digestion reptilienne, il semblerait que ses mouvements soient bien mieux accueillis et appréciés : tant mieux car ils sont ce soir au nombre de cinq, cinq extraits qui occupent déjà près d’une heure de cérémonie au compteur – même si ''Chocolate Chip Trip'' n’est somme toute que cette démonstration extra-terrestre de poly-batterie complexe couplée à des boucles de synthétiseurs antiques et triturés à la mano (oui, l’esprit du PINK FLOYD circa 72 est bel et bien là). L’ombre de la grande pyramide noire se détache et s’impose sur un ciel martien apocalyptique pendant toute la durée du très prog ''The Descending'', tandis que ''Pneuma'' nous embarque dans un autre voyage plus lointain encore avec ses motifs de tabla, avant que Jones ne l’interrompe avec ce riff monstrueux qui, après une montée cauchemardesque, tranche avec la nuance ouatée et exotique du trip.

Quant à l’épique ''Invicible'', il représente l’un des sommets de cette prestation monstrueuse, notamment tout au long de ce mid-tempo souligné par cet autre riff de guitare si élémentaire mais tellement appuyé sur d’innombrables mesures qu’il déclenche de nouveaux orgasmes dans les oreilles. Oh et ce ne seront évidemment pas les seuls puisque déjà ''Jambi'' suscite d’emblée les passions en piochant dans « 10.000 Days » (à l’instar du bien plus agressif ''Rosetta Stoned''). Les plus anciens admirateurs de l’entité savourent quant à eux ''Flood'' sous une pluie de confettis d’or, et surtout ''Intolerance'', marqué par le sceau vermillon de cette cage thoracique tentaculaire apparue face à nous, telle l’image nébuleuse de ces fameux monstres des profondeurs dont on tait le nom. ''The Grudge'' tonne avec fracas et l’on en viendrait presque à apprécier cet entracte d’un quart d’heure, véritable baume qui vient apaiser les sens mis à l’épreuve chez les novices – alors pour les autres, tout autant sonnés, cela n’est qu’un de ces petits jeux sado-masos infligés à mi-chemin pour mieux tester la patience des adorateurs du culte... Ça sera enfin au redoutable ''Stinkfist'' de conclure cette deuxième partie, seul témoin du miracle « Aenima » dans des temps anciens, final pétaradant, malsain et absolument jouissif qui ravit les grands ados des années 90 qui ont jadis eu la chance d’explorer leur côté obscur avec une telle initiation.

  
© Céline Kopp | HARD FORCE


Bien sûr une soirée passée en compagnie de TOOL demande des efforts financiers, aux frontières de l’indécence : mais avec une telle qualité au rendez-vous, tant technique qu’artistique, le spectateur-esthète n’aura jamais l’impression d’avoir été lésé – comparez, et pour des tarifs sensiblement inférieurs mais néanmoins déjà conséquents, souvent ces critères hautement qualitatifs sont-ils banalement négligés. D’autant que pour ce deuxième tour de piste parisien d’une tournée pharaonique qui prolonge les plaisirs douloureux, les musiciens ont copieusement revisité leur set-list et offert à leurs disciples un show fort différent. Et pour pouvoir comparer différentes configurations, tailles de salles, ambiances, prestations scéniques et positionnements, ce Bercy 2024 est celui qui nous a emmené le plus loin au plus profond du vortex toolien – la redescente n’en a été que plus éprouvante.


Photos © Céline Kopp - Portfolio

Blogger : Jean-Charles Desgroux
Au sujet de l'auteur
Jean-Charles Desgroux
Jean-Charles Desgroux est né en 1975 et a découvert le hard rock début 1989 : son destin a alors pris une tangente radicale. Méprisant le monde adulte depuis, il conserve précieusement son enthousiasme et sa passion en restant un fan, et surtout en en faisant son vrai métier : en 2002, il intègre la rédaction de Rock Sound, devient pigiste, et ne s’arrêtera plus jamais. X-Rock, Rock One, Crossroads, Plugged, Myrock, Rolling Stone ou encore Rock&Folk recueillent tous les mois ses chroniques, interviews ou reportages. Mais la presse ne suffit pas : il publie la seule biographie française consacrée à Ozzy Osbourne en 2007, enchaîne ensuite celles sur Alice Cooper, Iggy Pop, et dresse de copieuses anthologies sur le Hair Metal et le Stoner aux éditions Le Mot et le Reste. Depuis 2014, il est un collaborateur régulier à HARD FORCE, son journal d’enfance (!), et élargit sa collaboration à sa petite soeur radiophonique, HEAVY1, où il reste journaliste, animateur, et programmateur sous le nom de Jesse.
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