
Je vous préviens, je n’aime pas trop qu’on vienne me spoiler un film, une série... ou un concert. Jamais compris le besoin irrépressible de ne pas laisser agir l’effet de surprise, si excitant lorsqu’il est parfaitement tourné, et ainsi succomber au stress du cliffhanger, certes un poil masochiste, mais ô combien jouissif sur le plan émotionnel. Et ça marche donc aussi avec les concerts : aujourd’hui avec internet, on peut hélas déjà tout connaître à l’avance du programme de la soirée, et même des semaines en amont tant, pour certains artistes, la set-list restera figée sans la moindre variation. Oh, ceci permettra aux plus appliqués d’apprendre par cœur les paroles des morceaux attendus sans avoir à se farcir tout le catalogue, et aux autres... eh bien de ne pas profiter de la spontanéité de la découverte. Pour d’autres, ils anticiperont ainsi l’heure précise du réapprovisionnement en bières au moment du morceau le moins aimé, d’aller s’en décharger le volume aux toilettes, ou de passer un coup de fil à sa conjointe pour se déculpabiliser de l’avoir laissée toute seule.

Or avec cette tournée ''Here Comes The Pain'', l’exercice est quelque peu différent : on savait bien au préalable que cet événement très spécial était strictement consacré à la célébration du premier album « Slipknot » paru en juin 1999, et dont on allait fêter tous ensemble le 25e anniversaire au cours d’une série de dates exceptionnelles. Mais ça, déjà, certains ne l’avaient pas forcément intégré. « Here comes the pain », c’est ce sample (extrait d’un dialogue d’Al Pacino dans Carlito’s Way – ou L’Impasse en français, bien que « v’là la douleur », ça pète moins) qui donne toute sa dynamique au premier véritable morceau de l’album, ''(sic)'', déclenchant ainsi toute la frénésie de l’expérience – ici en live. Donc, en substance, le concert du soir allait être entièrement dédié à cet anniversaire – avec par conséquent l’album joué en intégralité. « Oui, mais avec ce disque, c’est à peine une petite heure de musique pour environ une quinzaine de chansons ». C’est un fait, indéniable : mais voici quels étaient les termes de nos hôtes, d’autant que Corey nous l’a bien rappelé en début de soirée : tonight, aucune musique ultérieure à 1999 ne sera jouée – voilà le concept, strict et simple. Rappelons que pour l’heure, le groupe n’a rien à vendre, et n’a officiellement pas encore annoncé chez quelle maison de disques il serait bientôt hébergé : le contrat avec Roadrunner n’a pas été renouvelé après un quart de siècle de collaboration, et la tournée ''The End, So Far'' s’est bel et bien achevée depuis un moment. Entre août et décembre 2024, le groupe de l’Iowa a décidé de s’offrir une parenthèse nostalgique non dénuée de profits, tant la commémoration fonctionne auprès des fans : il y a ceux qui y étaient, comme au fameux Élysée Montmartre du 16 décembre 1999, et ceux qui auraient rêvé avoir vécu cette période incroyable de découverte-choc, mais qui ont grandi avec un groupe déjà installé, en étant dorénavant une énorme machine, tant culturelle que marketing.
La set-list donc : eh bien elle ne repose, au cours de ces shows immuables pendant cinq mois, que sur ce seul et même album, avec toutefois quelques variantes. Après la blague ''Dreamweaver'' en guise d’introduction, tube rock FM gorgé d’aspartame du bien mielleux Gary Wright en 1975, bien-sûr résonne-t-il dans l’enceinte de l’Accor Arena la bande angoissante et triturée ''742617000027'' afin de tous nous plonger dans l’ambiance – et c’est bien évidemment avec ce « here comes the pain » lâché comme un coup de sifflet au départ d’une course contre la mort que les jeunes et vieux asticots ont pu commencer à se remuer : en gros à péter les plombs dès les premiers accords de la bombe ''(sic)'', aussitôt suivie par l’un des très grands temps forts de l’album, l’atomique et brutal ''Eyeless'', tube extrême par lequel les Américains ont commencé par conquérir leurs jeunes fans, oh, jadis. Et c’est naturellement avec l’autre hit ''Wait And Bleed'' que les Parisiens exultent encore plus de bonheur. Mais c’est aussi à partir de ce troisième morceau, troisième banger d’affilée, que SLIPKNOT prend le public par surprise, en déroulant le reste de son premier petit chef-d’œuvre dans le désordre. Pourquoi donc alors ? D’abord, il est assez évident que les plus illustres chansons de l’album figurent, sans l’ombre d’un doute même, dans sa première moitié – et que décocher ainsi toutes ses meilleures cartouches allait fatalement offrir une dynamique moindre au cours d’un show qui perdrait alors en intensité, en refrains à scander, et donc en ambiance.

L’ambiance justement : si SLIPKNOT ne déçoit jamais en live, et qu’il est d’autant plus très présent en nos terres depuis, il a su fédérer et fidéliser son public au gré des années, celui de ce soir étant visiblement chaud bouillant et particulièrement remuant dans les deux fosses séparées de Bercy : du circle-pit spontané et des aires de pogo, il y en avait de beaux vus d’en haut. Et surtout, il a donc fallu composer avec un potentiel de chansons d’environ une heure, et ainsi créer une autre façon de les aborder, en les mettant toutes en scène, singulièrement. Si certains peuvent reprocher à Corey Taylor de meubler un peu les intermèdes avec ses déclarations en français puis en véritable langage d’amour et de gratitude envers ses fans, d’autres accusent les trop longs interludes electro qui viennent découper chaque tableau : ce soir SLIPKNOT ne vient pas enchaîner ses morceaux en déroulant l’album, il en magnifie quasiment chaque pièce en les isolant au sein d’un tissu de bidouillages et de scratches, certes en gagnant un peu de temps et en étirant quelque peu la durée du set forcément très réduite initialement, mais en cherchant à la fois à poser une ambiance indus, hip-hop et poisseuse propre à ce groupe alors si expérimental à l’heure de l’âge d’or du nu-metal. Et pour le coup, l’un des acteurs-clé de la soirée est sans conteste Sid Wilson. Avec, au civil, sa gueule cassée de crackhead digne d’un figurant dans Breaking Bad ou de taulard dealer de meth façon Ted Bundy, criminal tattoo en sus, ce nouveau venu dans le clan Osbourne fait ici office de DJ anti-DAFT PUNK sous son casque chromé. Il manie la platine avec dextérité et œuvre assez dignement dans l’habillage instrumental de la soirée, entre ambiances glauques, parasitages et drum'n'bass généreuse en infra... basses – et notamment à travers sa relecture de la piste ''Tattered & Torn''.

Et donc, entre chaque coloration cradingue, tantôt dansante, tantôt crispante, la set-list tant évoquée met véritablement en valeur des titres parfois plus méconnus (les morceaux-bonus ''Get This'', en début de soirée, et ''Me Inside'', le hidden-track ''Eyeore'') ou moins essentiels (''Only One'', ''No Life''), et parmi lesquels se démarquent des déflagrations tonitruantes comme ce ''Liberate'' bien vénère. Bizarrement, au bout d’un peu plus de cinquante minutes, le groupe s’absente un instant pour prétexter le jeu syndical ''du rappel'', sachant qu’il reste encore du lourd à envoyer pour qui a le track-listing (ou la set-list...) en tête : ''Spit It Out'' est évidemment très attendu comme l’un des hymnes slipknotiens originels, suivi du très agressif ''Surfacing'' à la verve particulièrement véhémente, et enfin d’une dernière pièce présentée comme ''un retour vers un endroit très sombre'', soit un ''Scissors'' lugubre, dissonant et heavy, en mode extended et donc un peu trop longuet comme ultime chapitre. Si le toujours affable Corey n’a cessé d’exprimer ses sentiments à notre égard, notre accueil et notre soutien au fil des décennies, il a toutefois quitté la scène avec ses sbires sans aucune autre dramaturgie, laissant bon nombre de fans sur leur faim. En effet, et encore une fois malgré le concept parfaitement limpide, pas mal de gens attendaient un retour ''à la normale'' avec un petit florilège de leur catalogue post-2000, avec au moins quatre-cinq morceaux en sus pour ne pas repartir avec cette sensation de concert un-peu-trop-vite-expédié-de-la-part-de-musiciens-en-mal-de-cachets-en-plein-creux-contractuel. C’est en effet ce que l’on pourrait ressentir – seulement la prestation des neuf freaks de Des Moines s’est montrée exemplaire dans l’exécution de son album number-one.
Certes, l’âge et le confort aidant, un show de SLIPKNOT ne peut plus être synonyme de danger ni encore moins de chaos sur les planches : terminées les premières tournées où l’on dressait un drôle de bilan final au nombre de côtes cassées, de nez brisés, d’arcades éclatées, de bocaux de corbeaux morts inhalés, de vomi, de bastons et d’overdoses. Aujourd’hui, les membres du groupe, historiques ou à peine titulaires, paraissent bien sages – à commencer par un Clown carrément très fatigué –, et plus rien dans l’attitude ne s’apparente à un bon gros bordel – même pas orchestré ou chorégraphié. De ce côté-là, peut-être était-ce un poil décevant – mais pas illogique. De plus, à l’image de la tournée de 1999, si la scène était ici de taille XXL, sa scénographie très dépouillée (par économie ?) nous ramenait en toute simplicité au cirque d’alors, où seule cette musique si brutale, presque balancée en mode glaviot, faisait vraiment la différence avec les autres étoiles montantes du neo – avec toutefois un détail de premier choix : les fameux masques. Certains sont d’ailleurs revenus à leurs premières inspirations, le plus fascinant restant le Monsieur Huit de la troupe, ce Corey Taylor que l’on sait si sympathique en coulisse, et qui arbore avec horreur son scalp intégral dégueulasse façon leatherface avec ses dreadlocks de serial killer, terreur des champs de maïs.

S’il est depuis longtemps capable de tenir toute une arena dans le creux de sa main, nombreux étaient ceux tout autant fascinés par le dernier gros bébé de la bande : Eloy Casagrande, désormais l’une des stars interplanétaires de la batterie qui, par la brutalité, la vélocité et la technicité de son jeu ébouriffant, a hélas réussi à nous faire oublier l’absence du pourtant si regretté Joey Jordison. Avec un Chris Fehn remplacé depuis des années par un autre percussionniste (ici inutile et singeant des acrobaties guère périlleuses malgré son accoutrement inquiétant), un Paul Gray lui aussi tombé, avec Alessandro Venturella à sa place à la basse, et enfin la défection de l’énigmatique Craig Jones, ce SLIPKNOT cru 2024 a toutefois su ravir, le temps d’une petite heure quinze certes discutable, oui, les nostalgiques que nous sommes tous, alors que nous découvrions à l’époque ce gang de malades mentaux venus du trou du cul du Midwest et qui ont accompagné, soigné et exorcisé nos névroses adolescentes au fil des années, salutaires. En retour nous les avons embrassé comme une bonne bande de clowns détraqués dont on a compris les travers, astuces et desseins, mais que l’on garde fidèlement en affection. En 2024, le prétexte de l’album revisité a beau sentir un peu le réchauffé, les moins crédules applaudiront néanmoins avec honnêteté cette belle maîtrise du show-business. Reste qu’en 75 minutes, micro-onde ou pas, SLIPKNOT a bien réchauffé l'Accor Arena, et surtout démontré qu’il n’y avait possiblement rien à rajouter à ce postulat fondateur qui a lui-même enterré tout acte potentiel de concurrence par la suite. Rien ne serait finalement plus violent pour les maggots. A part peut-être un « Iowa ».
Rendez-vous en 2026 ?
Photos © Benjamin Delacoux - Portfolio

