
C'est à l'âge de 16 ans à peine que le guitariste Scott Carstairs a fondé FALLUJAH. Nous nous sommes entretenus avec le pilier de la formation death metal prog et technique, deux jours avant qu'il ne fête ses 34 ans et au moment où paraît l’excellent sixième album : “Xenotaph”.
Pour commencer, je voudrais que nous revenions sur l’évolution du line-up de FALLUJAH, puisque cela influence forcément le son d’un album. Je crois que vous avez commencé par accueillir Sam Mooradian, votre guitariste, lors de vos tournées, c’est ça ?
Scott Carstairs : Exactement. Nous avons commencé par le recruter pour jouer live les morceaux d'“Empyrean” et il s’est parfaitement bien intégré, donc nous l’avons gardé comme membre officiel.
Et ensuite, vous avez embauché Kevin Alexander de DISEMBODIED TYRANT pour la batterie. Tu le connaissais auparavant ?
Non. En fait, les morceaux étaient déjà composés et je cherchais quelqu’un capable de les jouer. Je l’ai connu en ligne, lui ai proposé de faire un essai, et il a réalisé un formidable boulot sur l’album.
Mais tout était déjà écrit à ce stade ?
Oui, c’est comme ça que je compose en général : je programme tout sur un logiciel d’enregistrement avec un émulateur de batterie, et ça fait partie intégrante de mon processus d’écriture des riffs. Soit je crée la batterie et je compose la guitare en fonction, soit j’écris les parties de guitare et je fais évoluer la batterie en fonction de là où le morceau me mène. A partir de là, la majeure partie des idées de batterie sont déjà définies sur les démos, même si elles ne sonnent pas aussi bien que si elles étaient jouées par un batteur, mais c’est un bon moyen de visualiser ce que c’est censé donner. Et ensuite, évidemment, le batteur donne vie à tout ça.

Dirais-tu que le processus créatif est quand même majoritairement de ton fait sur “Xenotaph”, mais que les autres membres ont apporté aussi des choses ?
Oui, carrément. Au début du processus d’écriture, c’était surtout un travail entre Kyle (Schaefer, chanteur du groupe - NdlR) et moi. Kyle est un excellent compositeur, il possède son propre projet, ARCHAEOLOGIST, et nous nous sommes super bien entendus pour démarrer l’écriture de l’album. Ensuite, Sam est arrivé et nous avons tous déménagé dans le Tennessee, où nous avons terminé la deuxième moitié de l’album ensemble, avant de tout revoir quand nous avons été au complet, pour essayer de tout améliorer globalement. Pour l’album précédent, “Empyrean”, c’était la période de la pandémie, les autres membres du groupe étaient affairés par ailleurs et j’avais dû écrire la quasi totalité de l’album moi-même. C’était ardu et comme j’étais seul, j’ai pu parfois douter en me demandant si c’était assez bien. Mais pour “Xenotaph”, être en équipe et avoir des gens avec qui je pouvais partager mes idées, c'était génial, et le processus a été plus fluide et plus rapide. Quand je ne suis pas tout seul livré à moi-même, je peux prendre ma guitare et expérimenter des choses : aussitôt, l’équipe réagit et m’encourage à poursuivre sur une idée que j’aurais peut-être abandonnée, en tant que simple impro pour moi. C’est donc probablement l’album le plus collaboratif de FALLUJAH, et c’est formidable pour moi. Quand je l’écoute, c’est le symbole de mon évolution avec un groupe de personnes avec qui je me fais plaisir à écrire. C’est riche en bonnes ondes.
Cet album est dans la continuité de ”Empyrean”, mais en même temps, il est très riche et complexe. Est-ce que les premiers retours du public marquent une certaine surprise ?
Oui, je crois ! Les avis sont très positifs. Très sincèrement, je m’inquiétais par rapport à la voix, parce que je sais que les gens accordent énormément d’attention au chanteur. Et je suis d’accord que la musique sert d’écrin pour mettre en avant la voix qui est la pièce centrale. Quand nous avons conçu cet album, nous voulions collectivement une musique très dense et riche, encore plus que sur “Empyrean” même. J’ai, par exemple, été beaucoup influencé par “Planetary Duality” de THE FACELESS ou des groupes comme NECROPHAGIST et DECAPITATED. Il m’a toujours semblé que ces formations proposaient des albums avec seulement 7 ou 8 morceaux, mais étaient super denses, avec des tonnes de pistes superposées que tu peux réécouter encore et encore. C’est ce type de musique que j’aime et, du coup, pour chaque morceau, nous nous disions : “comment pouvons-nous transmettre autant d’informations que possible ?” sur un temps donné et sans que cela ne manque d’élégance ou que cela ne ressemble à une collection d’idées incohérentes. Quand la plupart des morceaux tournent en général autour de trois ou quatre idées, j'ai envie que les nôtres en proposent entre cinq et sept. J’espère que les gens apprécieront cette complexité, parce que c’est clairement le but recherché.
Je pense que Kyle a aussi fait un travail extraordinaire sur la voix, parce que là aussi, tout est très riche et technique, entre le chant clair, le travail d’harmonies, les différentes voix saturées… Il a poussé très loin, lui aussi !
Oui je crois que je m’estime très chanceux d’avoir quelqu’un comme Kyle dans le groupe. Tu sais, c’est un projet que j’ai depuis mes 15 ans. Je l’ai fondé avec mes amis à l’époque et suis le seul membre qui reste depuis les débuts. J’adore écrire de la musique, partir en tournée, faire partie de la communauté metal… Alors, évidemment que j’ai voulu réunir le line-up pour continuer à faire tout ça et c’est comme ça que j’ai trouvé Kyle. Il semblait très bosseur, il m’avait fait écouter pas mal de ses créations musicales, mais j’étais loin d’imaginer qu’il mettrait autant de travail et de coeur dans le projet. Évidemment, tu espères toujours que chaque membre du groupe va se soucier de la musique autant que toi, et apporter sa pierre à l’édifice, mais sur l’album précédent la musique était déjà prête et nous avons travaillé ensemble sur les paroles et les placements lors de réunions zoom. Il amenait des idées, mais je lui donnais des indications pour l’aiguiller vis à vis des fans et de leurs attentes. Alors que pour cet album, j’étais plutôt en mode : “ok, tu as déjà fait un album avec nous, tu as déjà tourné avec nous, donc fais à ta guise, ramène ta voix et fais ce qui te paraît le mieux avec” et je l’ai laissé faire au maximum. Je n’arrive toujours pas à croire à quel point il a produit des merveilles. C’est lui la star : ses pistes de voix sont les meilleures que ce groupe ait jamais eues. Tu peux clairement entendre quand tu as affaire à un chanteur pro, et ça a été génial de voir les morceaux prendre vie grâce à lui. Les gens vont creuser pour savoir tout ce qu’il a fait et c’est très cool.
Kyle a toujours à coeur de respecter les fans : il en tient compte pour écrire ce qui sonnera le mieux pour le groupe. Il arrive à trouver la combinaison parfaite entre “c’est moi” et “c’est ce qui correspond le mieux au groupe”. Je me sens tellement chanceux de l’avoir dans l’équipe ! (rires)

L’album est très équilibré entre la brutalité technique et les passages plus riches en émotions, et j’ai eu l’impression d’un album qui se raconte en chapitres ou en scènes d’un film, par exemple. L’avez-vous conçu avec cette idée de narration en tête ?
C’est génial que tu l'aies remarqué parce que, oui, totalement ! Même si Kyle serait mieux placé que moi pour en parler, parce que je me concentre plutôt sur la musique et lui sur les paroles, je peux te confirmer qu’il y a bien un concept derrière l’album, avec un début, un milieu et une fin. Le début est plutôt euphorique, comme une impression de voler, tout en positif, et au fur et à mesures que tu avances dans l’histoire, tu découvres que les choses ne sont pas telles qu’elles semblent l’être, la situation semble tourner court, et je voulais que la musique retranscrive cela. Nous avons organisé l’ordre des morceaux dans cette optique d’un début léger et d’une noirceur qui arrive progressivement, jusqu’à la fin de l’album où on atteint le point le plus sombre et grave, avant de conclure sur une sorte de dénouement. C’est quelque chose que nous avons conçu au fil du travail d’écriture tous ensemble, parce que sur cet album les paroles et la musique se sont écrites en même temps et ça nous a permis d’ajuster collectivement pour créer cette narration. C’est pour cette raison qu’il a été difficile pour nous de choisir ensuite un single, parce qu’il y a des morceaux avec des ambiances totalement différentes d’un titre à l’autre, et c’était difficile d’en extraire un plutôt qu’un autre. En plus de ça, pour faire le parallèle avec ce que je te disais avant, je voulais un album riche et dense, par opposition à ces albums où tu n’as parfois que quelques titres plus puissants qui se détachent. Et ça aussi ça rend le choix d’un extrait compliqué.
Côté signification, dirais-tu qu’il y a une continuité avec “Empyrean” qui évoquait déjà les difficultés que chacun peut traverser ?
Je ne dirais pas qu’il y a une continuité directe dans le sens où pour “Empyrean”, j’ai aidé Kyle à écrire les paroles, et “Xenotaph” raconte une histoire à part entière centrée sur ce que traverse le personnage. Dans les deux cas, on retrouve le fait d’évoquer les difficultés émotionnelles de chacun, mais sur “Empyrean”, j’avais poussé le fait d’avoir une vision motivationnelle en évoquant ce qu’on a à gagner de persévérer dans les épreuves, là où Kyle amène une vision plus métaphorique et introspective à travers un récit narratif. Pour autant, l’idée de surmonter ses difficultés personnelles est bien là aussi.
D’où la notion de “cénotaphe”, qui rend hommage à celui qui a affronté la bataille. Son corps n’y est pas, mais le souvenir de son âme est perpétué, c’est bien ça ?
Exactement, c’est super de voir que tu l’as bien capté ! Kyle serait encore une fois meilleur pour l’expliquer mais dans l’idée c’est ça, un monument à la gloire de quelqu’un dont le corps n’est pas là.
J’arrive au moment de l’interview où je souhaite mettre en lumière certains morceaux, et je comprends maintenant pourquoi mon choix n’a pas été facile. J’aimerais parler tout d’abord de “The Crystalline Veil” parce que je trouve ce morceau assez différent des autres, avec son côté un peu metalcore, ses effets de rythme syncopé, le sweeping à la guitare… peux-tu m’en dire plus ?
Eh bien, justement, le processus de création de ce morceau a été totalement différent de celui du reste de l’album ! Je l’ai écrit en une semaine pour ce qui est de la base de la structure. D’habitude, je compose en improvisant sur une piste rythmique, alors que là je l’ai écrit sur mon PC, en assemblant les parties de guitare sur Guitar Pro. Je savais que nous avions besoin d’un morceau de plus, et j’avais en tête de faire la meilleure version de morceaux que j’avais pu écrire par le passé, comme “Sapphire” ou “The void alone”. J’avais totalement la vision de ce que je voulais obtenir à la fin, donc je me suis assis et j’ai tout écrit sous Guitar Pro, avant de laisser les gars ajouter leurs idées par dessus. Je suis peut-être biaisé et c’est pour ça que je ne voulais pas choisir ce titre en tant que single, mais je préfère les autres morceaux parce qu’il y a plus de concertation et de collaboration dans leur composition. “The Cristalline Veil” est un super morceau, il sonne aventureux comme un long voyage, avec un esprit années 2000 comme du VEIL OF MAYA ou THE FACELESS, mais ça reste un morceau que j’ai “pondu” en une semaine (rires).
L’autre morceau que j’ai choisi d’évoquer, parce qu’il est très différent, c’est “Step Through The Portal And Breathe”. Il a un côté grandiose, il est très rapide, avec un solo presque tragique… il peut sembler influencé par NECROPHAGIST par exemple, tout en proposant des riffs plus modernes et presque djent. Peux-tu m’en parler ?
Super ! Pour ce morceau, je me rappelle qu’au moment d’écrire l’intro, nous venions de passer une semaine en montagne, et parmi toutes les idées, j’avais envie de ce riff d’intro et de le faire sonner aussi massif que possible. Ce morceau est très cool et sonne différemment, j’ai même eu du mal à m’y habituer personnellement, il a un ton différent de ce que FALLUJAH propose généralement. A chaque fois que nous sommes partis en tournée et que nous avons fait écouter l’album aux groupes avec qui nous partagions le tour-bus, ce morceau récoltait tous les suffrages, et ça m’a fait reconsidérer ce qui rend le morceau si cool. C’est très étrange, parce que c’est comme si tu peignais quelque chose sans idée précise en tête, mais qu’ensuite chaque personne qui verrait ta peinture ressentait quelque chose qui lui est propre. Ce morceau m’a vraiment donné du fil à retordre pour le mettre en place. Il a fallu faire des allers-retours dessus. Il avait même une intro totalement différente au départ, que nous avons décidé de supprimer pour partir directement sur le riff actuel. Nous l’avons réarrangé, et nous avons écrit la fin qui, pour moi, rend le morceau si cool, avec cette sorte d’épilogue après être passé par des couplets qui reviennent plusieurs fois, mon solo puis le solo de Sam, pour cet effet encore plus prog. Et c’est probablement l’un de mes morceaux préférés de l’album maintenant, peut-être juste après “Labyrinth of Stone”. Ne serait-ce que pour le challenge d’écriture que cela a représenté pour moi !

Vous venez de sortir le clip de “Labyrinth of Stone”, justement. C’est une sorte d’accumulation de clichés tape à l'œil. Le but est-il de mettre en opposition les paroles profondes du morceau avec la superficialité du clip ?
Oui, le morceau parle du fait de tuer son ego, de s’en éloigner au maximum : c’est le troisième morceau de l’album, donc le personnage vient de quitter son corps et s’embarque pour son voyage spirituel. C’était donc marrant d’avoir cette idée de clip égocentré et ça vient de Kyle. Tu sais, c’est génial d’avoir une entente telle entre membres du groupe : nous apprécions de passer du temps et de nous amuser ensemble. Ça n’a pas toujours été autant le cas, et nous vivons tous dans la même ville maintenant, où nous appartenons à la même communauté. Dans le clip, tu peux voir des membres de cette communauté faire des apparitions, avec nos amis d’autres groupes comme INFERI. Nous prenons notre clip très au sérieux, mais en même temps nous voulions que les gens perçoivent comme nous nous éclatons à faire de la musique et la fête ensemble, tout en valorisant Nashville (Tennessee). J’ai fait partie de ce groupe la majeure partie de ma vie, et j’ai toujours pris ça très au sérieux, mais je réalise depuis quelques années que les gens apprécient que tu te relâches un peu en montrant aussi quand tu t’amuses. Ce morceau est un peu plus excentrique, presque présomptueux, et du coup, l’idée du clip est totalement adaptée à ça.
C’est Sam qui a réalisé et filmé ce clip. C’est donc, en plus, l’occasion de mettre en avant son talent, et c’est très sympa de voir tous les retours dans les commentaires. En espérant que tout le monde comprenne que nous ne sommes pas comme ça dans la vraie vie ! (rires) Bref, c’est mon morceau préféré de l’album : il est totalement représentatif des nouvelles idées que nous avons eues pour cet album. Il n’aurait pas pu faire un premier single, parce qu’il fallait quelque chose qui capte plus facilement l’attention, mais entre les temps de tempo, les voix claires, les dissonances, le changement de tonalité… Il est très technique. Je suis très fier de son… élégance.
On a aussi une belle dissonance en intro de “The Obsidian Architect”, avec une sorte de résolution ensuite !
C’est une idée de Sam de démarrer le morceau par cette dissonance pour ensuite la résoudre ! J’adore cette idée et ce morceau.
Vous avez de nouveau collaboré avec Mike Low (qui a aussi travaillé avec ABORTED - NdlR) et Dave Otero (ARCHSPIRE, CATTLE DECAPITATION - NdlR), pour l’enregistrement de l’album, et Dave a ensuite fait le mix/mastering. Quel rôle ont-ils joué par rapport au son de cet album ?
C’est déjà le troisième album que nous faisons avec Mike. Je l’adore : sa production est géniale, très propre, et il est probablement mon ingénieur du son préféré. Mais en sachant que nous voulions faire un album à l’intensité inégalée sur nos précédents albums, nous avions en tête que nous devions faire appel à quelqu’un qui maîtrise la netteté de production comme Dave Otero. Ce que propose Dave peut ne pas convenir à tout le monde, mais pour nous, son savoir-faire collait totalement à notre vision. Il a fait exactement ce qu’on espérait : tout est très clair, la batterie est à la fois très nette et très énergique, et nous avons toujours été fans de la manière dont il produit les voix notamment pour ARCHSPIRE ou CATTLE DECAPITATION. Le processus a été très différent d’avec Mike, parce qu’avec Mike, nous avons enregistré les voix, basse et guitares nous-mêmes, puis il a géré l’enregistrement de la batterie. Donc, je pense que Dave n’a pas eu autant d’implication dans le processus créatif que Mike. Mais par rapport au mix, Dave a vraiment eu une influence et il a assuré. Les gens ne se rendent même pas compte du niveau de précision qu’il a apporté. C’est très compliqué d’avoir des blasts à 240 BPM et que ça rende net, avec toutes les autres pistes autour. J’ai essayé de gérer ça pendant des années et je peux te dire que c’est une vraie galère !
Il est temps de penser à la scène maintenant…
Oui, nous allons d’abord tourner en Amérique du Nord, puis en Amérique du Sud en 2025, et nous arriverons en Europe début 2026.

