
A l’occasion de la sortie de « Bright As Blasphemy » le 15 août dernier, Pete Loeffler, batteur, compositeur, producteur et cofondateur de CHEVELLE avec son frère Sam, nous parle de la création du dixième album des Américains.
Ce nouvel album est votre dixième, mais c’est aussi le premier depuis votre signature chez Alchemy Recordings/Rise Records. Est-ce que ce changement de label a eu un impact sur le processus créatif ?
Pete : Non, en réalité la raison de ce changement est assez compliquée et je ne sais pas si elle va intéresser beaucoup de monde mais je vais essayer de te répondre brièvement. Si nous avons quitté Sony après tous les albums que nous avons faits pour eux, c’est parce qu’ils pratiquent un financement avec garantie qui fait qu’à chaque nouvel album tu te retrouves plus endetté qu’avant et tu ne récupères pas d’argent. Le seul moyen d’en récupérer est donc de quitter le label pour commencer à toucher de l’argent et c’est vraiment dommage que nous n’ayons pas su ça plus tôt. Mais c’est comme ça que ça marche et le point positif c’est que nous sommes allés chez Alchemy parce que les propriétaires de ce label, Joe Gujic et Dino et Danny Wimmer, sont nos amis. Nous connaissons Danny depuis 25 ans si ce n’est plus et c’est notre ami, nous voulions vraiment travailler avec lui. C’est génial de travailler avec des potes parce qu’ils sont positifs, bienveillants et en même temps, ils veulent que tu produises le meilleur produit en étant à ton meilleur niveau. Ils nous ont beaucoup encouragés et nous avons tout fait nous-mêmes sur cet album : production, enregistrement, mastering et évidemment, nous avons tout joué nous-mêmes. Il n’y a aucun sample sur cet album, tout est fait d’instruments réels et nous avons joué chaque partie jusqu’à en être pleinement satisfaits.

J’allais justement aborder avec toi le fait que vous avez produit cet album vous-mêmes, pour la première fois en dix albums. Est-ce que c’est un choix lié à un certain niveau de confiance en vous ?
Je pense que ce qui a été déterminant dans ce choix, c’est le fait que Joe Barresi, qui a produit nos quatre derniers albums, nous a dit « Les gars vous devriez faire quelque chose de différent, essayez autre chose ». Alors on s’est dit « ok », mais on avait l’habitude de travailler avec Joe, c’est juste le meilleur et nous l’adorons. Du coup, on s’est dit que si on ne faisait pas appel à lui pour ce nouvel album, alors on n’avait qu’à le produire nous-mêmes et voir si nous avions assez appris auprès de lui pour être capables de nous en sortir. Maintenant je vais te dire ce que Pete dit, et je le rejoins… « Plus jamais ! » (rires).
C’est trop dur de produire son propre album, vraiment trop dur. Il te faut quelqu’un en qui tu as confiance et qui finit par te le prendre des mains en te disant qu’il est fini.
Si tu devais me dire quel est l’aspect le plus difficile de ce processus et ce que vous êtes les plus fiers d’avoir accompli, ce serait quoi ?
Je dirais que le plus compliqué, c’est que lorsque tu produis, tu as l’impression que c’est sans fin. Il y a toujours quelque chose de plus à faire et c’est un poids supplémentaire à porter quand c’est ton propre projet, au point de devenir harassant. Maintenant, nous sommes super contents du résultat final. Kemble, notre ingénieur, était merveilleux. C’était génial de travailler avec lui, il était toujours partant pour tester de nouvelles choses. Autre point positif, j’ai eu le son de batterie que je voulais parce que j’ai pu retravailler dessus autant que je le souhaitais jusqu’à atteindre mon idéal. Ce n’est pas que Joe m’en empêchait, il a toujours été d’un grand soutien, en plus d’être le plus grand supporteur de ses artistes, mais c’est juste que quand ça ne dépend que de toi, tu le fais à ta manière et tu ne passes pas par personne d’autre, et ça c’est très cool.
Est-ce que ça a été fluide pour toi de jouer à la fois ton rôle à la batterie et à la composition puis de prendre du recul pour l’aspect d’ensemble à la production ?
C’est une bonne remarque. Je pense que ça n’a pas été si difficile que ça parce que quand Pete et moi travaillons ensemble, que nous venons à enregistrer, il n’y a pas vraiment d’idées à jeter. Du coup j’avais déjà cette habitude de m’asseoir en recul et d’écouter quelque chose que nous avions composé pour pouvoir dire « je ne pense pas que ça marche ». J’étais content d’être dans ce rôle. Parfois c’est clair que je suis arrivé à saturation, au point de me dire « sortez-moi de là, c’est de la torture », mais alors j’allais faire un tour et quand je revenais quelques heures plus tard, j’avais une oreille neuve et je pouvais dire « ok, cette idée marche, celle-là non ».
Je trouve que votre son est très équilibré sur l’album, c’est un des objectifs que vous vous étiez donnés ?
Oui, nous essayons vraiment de faire ça. Quelles que soient les parties, quand Pete fait les guitares par exemple, il n’est pas question de viser la perfection. Nous recherchons avant tout à proposer quelque chose d’intéressant. Et c’est aussi souvent problématique quand on traite le chant, surtout de nos jours avec l’autotune et tous ces outils qui rendent tout parfait. Je pense que quand tu vises un rendu parfait, tu enlèves de l’intérêt. Et personnellement, je préfère quelqu’un qui propose une voix intéressante plutôt qu’une voix sans défauts tu vois ? C’est plus fun.
Je vois, l’émotion avant la perfection. Est-ce que vous avez aussi en tête de cultiver les ingrédients qui rendent votre musique reconnaissable, de faire "du CHEVELLE" ?
Oui, un peu. Nous écrivons parfois un morceau et nous nous disons à la fin que son style ne correspond pas vraiment à notre groupe. Dans ces cas-là, nous le modelons un peu plus à l’image de ce que nous aimons. Mais en bout de course, quand tu es musicien, tu crées la musique que tu as envie de jouer, qui te fera plaisir à interpréter. Si ça ne te fait pas vibrer au point de vouloir la jouer devant d’autres personnes, alors il ne vaut mieux pas l’enregistrer. Et penser comme ça rend les choses plus simples.
C’est peut-être aussi pour ça que vos neuf titres offrent des ambiances différentes… vos paroles aussi sont très riches sur cet album, vous aviez beaucoup à nous dire ?
Ouais, Pete est un parolier très intéressant. J’aime le fait qu’il écrive sur les choses qui l’entourent, que ce soit à son propos ou pas. Cela peut être à propos de l’histoire de quelqu’un d’autre, d’un événement historique ou culturel, ou de quelque chose qu’il a vécu en franchissant le pas de sa porte. Il ne s’interdit rien. Les paroles doivent être fluides et pour lui, d’une certaine manière, elles doivent lui faire sens. C’est moins important pour moi, je me moque du sens, mais pour lui c’est essentiel. Cela dit, je pense que ça rend les choses plus compliquées, mais c’est aussi une opportunité d’avoir des paroles plus profondes à dire. C’est plus intéressant que de parler de ta première petite copine ou de ton premier petit copain. Il n’utilise jamais les mots "chérie" ou "fille". C’est plus profond que ça, et même si cela empêche certaines personnes de comprendre notre groupe parce que cette profondeur peut dérouter, pour moi ça fait partie du plaisir d’avoir un élément plus intéressant.

L’écoute de l’album peut se faire à un niveau de surface, musicalement c’est accessible, mais il y a aussi des choses à creuser pour ceux qui le souhaitent...
Oui, c’est ça ! Tu as des morceaux qui s’assemblent par paires, comme par exemple "Pale Horse" et "Jim Jones", qui sont de la même veine. A l’inverse, "Rabbit Hole" est plutôt à part, là où "Wolves" est censé être ce morceau bien fun et lourd pour ouvrir le show. Elles ont leur propre ambiance, mais tout marche ensemble, c’est censé être un voyage.
Les deux singles sont clairement reliés par leurs titres "Rabbit hole (cowards, part 1)" et "Jim Jones (cowards, part 2)" mais aussi par leurs thèmes, le premier évoquant le contrôle par le gouvernement, le second le contrôle par un gourou, c’est bien ça ?
C’est exactement ça ! Pete parle des lâches. Dans "Jim Jones", c’est le lâche qui explique aux autres ce qu’ils sont supposés faire et qu’il n’a pas su faire lui-même, alors que dans "Rabbit Hole", c’est pareil mais à l’échelle du gouvernement, qui fait des lois pour dire aux gens quoi faire, mais qui n’est pas capable de les suivre.
Sur "Rabbit Hole", il y a un riff qui m’a rappelé un morceau légendaire qui dénonçait aussi la lâcheté des gouvernants, c’est "War Pigs" de BLACK SABBATH. Est-ce que c’est une coïncidence ?
Et bien nous l’avons remarqué aussi, mais ce n’est pas fait exprès au départ. C’est seulement après avoir enregistré que nous avons entendu la ressemblance et que nous avons fait le choix de le garder. Donc oui c’est une coïncidence au départ, mais le fait de l’avoir gardé dans le morceau est totalement volontaire.
Autre élément dans ce morceau, la manière dont Pete chante "I heard" avec une liaison au début fait entendre le mot "liar", c’est un fait exprès de sa part ?
Oui, Pete adore faire ce genre de choses.
Une chanson bien énervée de l’album, c’est "AI Phobias". Après le contrôle par le gourou et le gouvernement, vous dénoncez la menace de l’intelligence artificielle c’est ça ?
Au départ, ce morceau part d’un réel intérêt pour le sujet de l’intelligence artificielle. Pete s’est mis à se renseigner, et c’est vrai que si tu creuses ce sujet il peut vite faire peur. Le potentiel pour l’IA d’être merveilleux est immense, mais celui d’être catastrophique l’est tout autant. Au moment où il a écrit le morceau, toutes ses recherches ont rendu ça très effrayant, parce qu’on ne sait pas vraiment ce qui peut se passer. Entre la collecte de données et une troisième guerre mondiale, on ne sait pas de quoi sera fait demain, et nous n’avons aucun contrôle là-dessus, nous le peuple. Peu importe ce que tu fais, tu ne peux rien influencer à ton échelle.
Le refrain est très ironique parce qu’il propose des chœurs et à la manière dont ils sonnent, on pourrait croire qu’ils ont été générés par IA.
Oui, c’est intentionnel, tu as raison ! C’est juste Pete, Kemble et moi qui chantons, mais c’est fait pour créer ce rendu. Nous étions dans une pièce avec un micro et nous avons empilé les prises pour ce résultat.
J’ai aussi trouvé très malin d’avoir ajouté une voix supplémentaire sur "Hallucinations", ça donne justement cet effet d’hallucination auditive...
C’est marrant parce que c’est la toute dernière chose que nous avons ajoutée à l’album. Il était déjà en cours de mixage, mais Pete a dit « il faut arrêter, je dois absolument ajouter cette idée » et il l’a fait ! C’est aussi le producteur alors... (rires).
Vous venez de terminer une tournée aux Etats-Unis le 4 octobre avec ASKING ALEXANDRIA et DEAD POET SOCIETY, peut-on espérer vous voir bientôt jouer en Europe ?
J’espère. Nous travaillons sur quelques paramètres. Tourner en Europe est difficile pour nous parce que ça coûte très cher. En général, tu veux faire les festivals, parce que ça aide à réduire les coûts, mais pendant que toi, tu fais les festivals, les autres font des concerts et tu te retrouves en concurrence avec tout le monde. Alors, oui, tourner en Europe c’est compliqué. Idéalement, nous espérons trouver des groupes amis qui veulent aussi tourner là-bas et faire quelque chose avec nous. Nous y travaillons parce que c’est quelque chose que nous aimerions faire régulièrement, si possible. Je pense que la COVID a changé la donne pour beaucoup de monde et pas pour le mieux quand il s’agit de voyager. C’est une galère. Mais bon, nous sommes venus en France quelques fois et nous avons adoré ça. Nous aimons l’Europe de manière générale, cette chance d’aller de pays en pays et de ville en ville pour rencontrer les gens et déguster de la nourriture et de la bonne bière, ce genre de choses. Cela me manque. La dernière tournée que nous avons faite, c’était avec DISTURB je crois, avec beaucoup de dates, du style 20 ou 25 concerts en 33 jours, et pas mal de temps off. C’était un super moment. Après ça, nous rêvions de revenir, mais la COVID est arrivé à ce moment-là.
J’aimerais parler du clip de "Rabbit Hole", alors… ça fait quoi de tuer son frère ? (rires)
Alors, c’est marrant, parce qu’au départ, j’ai écrit l’idée de la vidéo, et ensuite nous avons travaillé dessus avec Pete. Et là, il m’a dit « Et à la fin de la vidéo, si tu me tranchais la gorge ? ». Et moi j’ai demandé s’il était sûr de vouloir en arriver là, donc c’était son idée en fait. C’était très drôle. Et puis, tu vois, quand il y a le passage où je lui tranche la gorge, le sang gicle sur moi, et il fallait que ce soit filmé. Là où c’est comique, c’est que je n’avais qu’un seul costume blanc, donc une fois qu’il avait été aspergé de sang, c’était fini. Du coup, Rob, le réalisateur, m’a dit de ne surtout pas rire. Mais dis toi que je suis une plage du Lac Michigan, avec trois personnes en dessous de moi qui me visent avec des pistolets à eau remplis de sang et il me dit "Action !" et il a fallu que je me concentre fort pour ne pas rire et ne pas gâcher la seule prise possible. Tout s’est bien passé et c’était très drôle, mais il faisait super froid ! Il fait toujours un froid glacial au bord du Lac Michigan, mais ça ressemble à un océan hein ? C’est immense… c’était une journée très drôle.
Ton frère fait une superbe sirène, il faut dire...
Tu as vu ça (rires)
Plus sérieusement, le clip est à la fois poétique et dérangeant, avec Pete qui est spectateur de sa propre perte...
Oui, ce clip montre ce que c’est d’être en mauvaise posture et que d’autres tirent profit de votre malheur. Pete est à la dérive, il est trouvé par quelqu’un qui ne fait qu’empirer sa situation. C’est malheureusement quelque chose qui peut arriver à beaucoup de monde de nos jours. C’était très drôle de soulever Pete au-dessus du sable ceci dit ! (rires)
Vous faites de la musique ensemble depuis des décennies. Si tu pouvais t’adresser au jeune Sam, que lui dirais-tu ?
C’est une super question ! Je me dirais de ne pas me prendre la tête pour des petits détails, de ne pas laisser ces choses-là me paniquer, parce qu’à la fin tout ira bien. Il y a des moments dans la vie où tu penses que tu ne vas pas t’en sortir et finalement tout finit par s’aligner. Du coup, je regrette d’avoir passé autant de temps à me faire trop de soucis pour rien. Autre point, j’aurais dû commencer à faire du sport plus tôt dans ma vie. Cela rendrait les choses plus faciles. Je ne m’y suis mis qu’il y a 6 ans et j’aurais dû le faire 10 ans avant, même si maintenant tout va bien. Je suis heureux et en bonne santé, mais prendre soin de soi plus jeune aurait été mieux encore. Notre nourriture aux Etats-Unis n’est pas saine, donc si je peux donner un conseil aux jeunes: mangez équilibré dès maintenant !
Si on regarde vers l’avenir maintenant, tu penses recommencer à créer de la musique inédite rapidement ?
Oh oui, il me tarde déjà de repartir en studio ! Alors bien sûr d’abord nous voulons jouer nos morceaux en live, les faire vivre, mais ensuite il sera temps de recommencer à composer !
