A l’origine, projet d’un seul homme, le multi-instrumentiste suisse Manuel Gagneux, ZEAL & ARDOR avec ce quatrième album intitulé « Greif », devient un véritable groupe. Et la musique proposée s’en trouve radicalement transformée. On est effectivement bien loin du mélange gospel/black metal des trois premiers albums, « Devil Is Fine » (2016), « Stranger Fruit » (2018) et « Zeal & Ardor » (2022), même s’il subsiste quelques fulgurances black bien colériques. Le ton de cette nouvelle offrande se veut plus posé, plus soul et plus groovy, avec quelques sons électro parsemés ci et là et un remarquable travail d’harmonies vocales à trois voix.
Mais cela ne veut pas dire que la musique de ZEAL & ARDOR est devenue plus accessible pour autant. Elle en est même paradoxalement moins immédiate. Totalement inclassable, le groupe l’est et le restera, tant il expérimente dans tous les domaines possibles et imaginables. Si certains pouvaient regretter sur le précédent volet que ça tournait un peu en rond en proposant toujours la même formule, ils en seront pour leurs frais.
Ainsi, on débute l’album par une courte introduction, petite ritournelle traditionnelle, "The Bird, The Lion And The Wildkin", qui dépeint le Vogel-Gryff, créature mythique et tradition de la ville de Bâle d’où viennent les musiciens, et qui leur a servi d’inspiration pour ces quatorze nouveaux titres. La Bête, sorte de croisement entre un lion, un serpent et un oiseau, est en quelque sorte la mascotte des travailleurs qui s’oppose à l’élite et à l’oppression. L’homme qui revêt ce costume défile dans les rues du quartier ouvrier petit Bâle, une fois l’an et montre ses fesses à celui du grand Bâle (quartier des riches). Irrévérence et rébellion. Si la masse se soulève, le pouvoir en place vacille...
Musique du peuple, qui sort des entrailles de la Terre, puissante et instinctive. Une menace latente, un grondement profond qui exprime la colère et la frustration. Les chants gospel qui parsèment le disque (le prenant "Go Home My Friend", le génial "Hide In Shade" qui reprend la mélodie de "The Bird, The Lion And The Wildkin" à la guitare, l’expéditif "369") reflètent parfaitement cet état d’esprit, tout comme les sons crissants des guitares ("Clawing Out"). C’est tribal, enraciné dans les mémoires des peuples meurtris. La violence est sourde sur « Greif », mais elle est bien présente. Allégée par des sons électro et des moments de douceur pleins de grâce et de mélancolie ("Une Ville Vide", le piano de "Solace", "To My Ilk") qui sont posés comme des respirations.
Quand la beauté côtoie la noirceur des cris de possédés, on a des morceaux originaux et prenants tels que "Are You The Only One Now?" et "Fend You Off". Et quand le quintet part en roue libre et s’octroie toutes les libertés, cela donne d’étranges OVNI, mais terriblement groovy tels que "Kilonova" aux influences Tooliennes marquées, "Disease" ou "Sugarcoat". La basse de Lucas Kurmann vrombit, la guitare de Tiziano Volante explore, la batterie de Marco Von Allmen réveillerait les morts et les voix de Marc Obrist, Denis Wagner et Manuel Gagneux (également en charge des claviers) s’accordent, s’opposent ou se marient pour un effet choral ébouriffant. Très gros coup de cœur pour l’irrésistible "Thrill" et sa rythmique entrainante, ainsi que pour "Are You The Only One Now?" avec son calme apparent et son faux-air naïf. C’est pour mieux nous caresser à rebrousse-poil en plein milieu du morceau avec des cris d’écorché vif, des blast-beats et un riff tranchant qui font mouche.
L’album s’achève avec le premier single dévoilé, "To My Ilk", douce ballade gospel, rythmée et groovy, que l’on croirait sortie d’une veillée au coin du feu après une journée de dur labeur dans les champs. Le format des chansons est court. Point de digressions ici, tout est franc et direct. Album entièrement autoproduit par leurs soins, les musiciens n’ont de comptes à rendre à personne. Parfois déconcertant, franchement éclectique, « Greif » est l’expression d’un groupe sans aucune entrave, qui se fait un malin plaisir de nous balloter d’un extrême à l’autre. Un album qui ne peut s’assimiler en une seule écoute et qui demande un investissement à l’auditeur, mais celui qui fera cet effort (somme toute relatif) s’en trouvera grandement récompensé. ZEAL & ARDOR a encore beaucoup de choses à dire et la liberté artistique nécessaire pour y parvenir.
