13 septembre 2020, 13:01

Marilyn Manson

• "We Are Chaos"

Album : We Are Chaos

La dernière fois que nous avions entendu parler de Shooter Jennings, oui le fils de la star de country music Waylon Jennings, c’était à l’écoute du dernier album solo de Duff McKagan, « Tenderness », opus folk et dénudé que la jeune étoile montante de Nashville avait très sobrement orchestré : donc autant de dire que son association avec Marilyn Manson avait de quoi nous dérouter. Mais au final, quoi de mieux que d’être surpris, étonné, voire bouleversé par un artiste qui fait le choix de prendre tout le monde à contre-courant en s’entourant d’autres personnalités a priori incompatibles – ou au moins inconcevables ? Sûrement aurions-nous été déçu s’il s’était acoquiné avec un Garth Richardson ou un Kevin Churko en s’assurant une production sous stéroïdes, bien à même de catapulter du gros metal saturé à tendance indus. Premier bon point : sur le papier ça a de la gueule, ça intrigue. Autant que sa collaboration passée – et heureuse – avec Tyler Bates. Et on se rêve alors à imaginer un Manson sous perfusion blues crade, façon Mississippi revisité. Mais pour les plus pointilleux, il est à noter que les deux hommes avaient déjà collaboré ensemble en 2016 sur « Countach (For Giorgio) », un album de Shooter Jennings réalisé en hommage au compositeur italien Giorgio Moroder, le temps d’une relecture du "Cat People" alors co-composé avec David Bowie en 1982 (pour la B.O. du film du même nom, et rééenregistré un an plus tard pour son propre album « Let’s Dance »).

La dernière fois que nous avons vu Marilyn Manson en concert, c’était au Download 2018. Enfin "vu" : aperçu. Dix minutes. Dix minutes de souffrance. Abrégées. Ce que l’on a donc entrevu, même, n’était qu’une refournée toute aussi pathétique de ce que l’on avait aussi déjà subi sept mois plus tôt à Bercy, concert misérable que nous avions hélas dû justifier ici dans un article fleuve sur le site de HARD FORCE, en novembre 2017. Un concert de plus, apathique, paresseux, nonchalant, bâclé, méprisant, raté – comme tant d’autres depuis vingt ans, grosso modo depuis l’Age du Grotesque. Avant c’était autre chose : les concerts de Manson étaient aussi dangereux qu’éprouvants, incroyablement vivants et provocants, esthétiques et sales. Depuis, la créature s’est faite caricature, et se repose sur ses lauriers de mega star, boursouflée et complaisante – avec elle-même. Et c’est un gâchis atroce, tant ses réalisations en studio se bonifient et connaissent une ambition artistique qui effacent enfin le mauvais goût et les errances des années 2004/2012, entre le single "Personal Jesus" et l’album « The High End Of Low ».

La dernière fois que nous avions adoré un disque de Marilyn Manson, donc, c’était avec son précédent album « Heaven Upside Down » en 2017, point de départ de cette dernière tournée de trop. Un album qui ne réinventait rien, sinon de retrouver le feu, la puissance, l’irrévérence, la fureur et le chaos du God Of Fuck, drôlement inspiré en studio, là où il parait si fatigué sur scène. Et déjà, précédemment, on parlait ici même de « The Pale Emperor » comme d’un très grand disque (qu’il est toujours, bon signe pour un opus ayant déjà cinq ans d’âge et qui reste aussi attractif), d’ailleurs emprunt de ce blues inespéré (dont on trouvait à vrai dire déjà quelques traces, jadis, sur les morceaux acoustiques d’une beauté glaçante de l’époque « Mechanical Animals »), et qu’on le voyait bien emprunter pour un nouveau chapitre de carrière – non pas définitif, mais disons expérimental.

Et enfin, la dernière fois qu’on a eu Marilyn Manson sur sa table de chevet, c’était il y a un mois lorsque nous recevions l’extraordinaire coffee table book assemblé conjointement avec son photographe Perou, et qui compile 21 ans de collaboration en Enfer, entre clichés live, portraits strictement argentiques, incroyables de charisme et de plastique sophistiquée (ces éclairages, ces contrastes, ces costumes, ces maquillages !), et autres mises en scène dignes de David La Chapelle. Ce Manson là, en constante recherche du Beau, même à travers une extrême laideur, exagérée ou réelle, on l’aime, on l’idolâtre même, quasiment à hauteur égale avec Bowie, dont il emprunte le même chemin niveau concept "de l’artiste complet". Cinéma, peinture, photographie, poèmes, musique, etc. Quel talent.

(Quant à la dernière fois où j’ai eu la tête de Marilyn Manson sur les genoux, c’était il y a désormais longtemps lors d’une drôle d’interview dans une immense suite parisienne – dont je regrette fort qu’elle n’ait été filmée).

« We Are Chaos », donc. Ca l’arrange bien, Manson, qu’il y ait tout ce chaos. Et même dans un monde en paix (arf !!!), où l’Homme ne serait que béatitude, respect et philanthropie (re arf !!!), il ferait tout son possible pour qu’il naisse, ce chaos. « We Are Chaos » est donc un postulat : si nous n’étions restés que des primates, rien ne serait arrivé, à commencer par notre propre déchéance : Manson s’en fait le porte parole, de la décadence, et il l’assaisonne de son Art, parfois aussi primitif que drôlement alambiqué.

A commencer par ce qui est à mes oreilles le sommet de l’album : "Paint You With My Love". J’adore ce genre de ballade rétro ultra romantique, façon bubble gum sixties, souvent engluées de violons et de bons sentiments : sans les cordes, mais avec du piano, Manson se la joue ici crooner funambule, toujours en équilibre entre ses propres abîmes et ses velléité raffinées, qui nous ramènent ici aux merveilles qu’étaient autrefois "The Speed Of Pain" et plus exactement "Coma White" sur « Mechanical Animals ». Mais loin d’apparaître mièvre ou apaisé, le chanteur y explose comme une super nova de douleur, dont les notes font écho à ce coma blanc cotonneux d’il y a déjà vingt-deux ans. Loin d’être stricto sensu blues, l’album suinte le spleen, le spleen imbibé d’Absinthe, désuet, mélancolique, sensible : sans forcer le trait sur l’inspiration berlinoise de son idole (idole définitive peut-on avancer), ni même revenir sur la teinte violacée de sa propre interprétation de l’esprit de la capitale allemande sous Weimar, tel qu’il l’avait conceptualisé sur « The Golden Age Of Grotesque », Manson caresse l’esprit de Bowie avec une poignée d’autres morceaux aux relents sensiblement cold wave, pas si éloignés non plus d’un SISTERS OF MERCY ("Half-Way & One Step Forward", aux arrangement subtils, boîte à rythme et notes discrètes de Mellotron). Toujours emprunt de cette caresse relativement clinique et dark, "Don’t Chase The Dead" se pare d’un refrain assez doux, mélodique et très 80’s dans l’âme, tout comme son prédécesseur "We Are Chaos" qui n’affiche pas le Chaos attendu, mais au contraire revêt une teneur plus désabusée, et se drape pour le coup d’un aspect folk acoustique, soutenu par un stomp et surtout de quelques notes de synthétiseur scintillant couplées à une guitare slide qui se perd dans l’outro, et s’illumine d’un refrain tout aussi harmonieux, stellaire et presque inoffensif – qui pourtant caractérise l’Humanité toute entière : « we are sick, fucked up and complicated, we are chaos ». Nous y sommes, donc.

Car c’est clairement avec "Infinite Darkness" que le basculement opère : le fan attentif retrouvera des sonorités familières, du côté de « Holy Wood », probablement son album le plus ténébreux et tourmenté. La route longue et dure vers l’ombre de la vallée de la mort en quelque sorte : cette face B, sciemment conçue comme telle, nous ramène à cette facette connue (la rythmique glitter épaisse de "Perfume") mais toujours aussi savoureuse, tout comme la très radiophonique "Keep My Head Together", explicitement entre son petit DEPECHE MODE qu’il maîtrise bien, et le souffle chaud de ces percées de guitare slide bourrées d’écho qui ricochent dans le spectre auditif – une autre très grande réussite, toujours aussi étonnement accessible : on est à des années lumière de « Antichrist Superstar », la colère ayant depuis longtemps laissé place à une étonnante palette de sentiments et d’atmosphères, tant cinématographiques qu’émotionnelles. Et en parlant de palette, quelle pochette : l’artwork est une splendeur, peinte par Marilyn en personne – et dont l’inspiration est elle aussi puisée du côté de Bowie en terme de patte et de couleurs (voir celle de son « Outside » en 1995, par exemple).

Enfin, l’album se referme sur "Broken Needle", une nouvelle fresque épique, ballade acoustique orchestrée avec soin et qui démarrerait presque comme le « Working Class Hero » de Lennon : l’intensité va crescendo, les poils s’érigent, et la puissance émotionnelle d’un Manson de plus en plus à nu nous prend aux tripes. Le grand piano rappelle celui de Mike Garson (sur le "Aladdin Sane" de... Bowie), et "Broken Needle" navigue entre sobriété et richesse des arrangements, nourris, inventifs, entre ténèbres gothiques et terreau folk complètement assumé.

Au final, « We Are Chaos » est peut-être l’album qui doit mériter la couronne du chef d’oeuvre, tant attendu depuis « Holy Wood » : vingt ans, c’est un bon timing pour retrouver son aura et sa luminescence, aussi tourmentée reste-t-elle. Ses cicatrices demeurent aussi vives que naguère, seule sa manière de les panser a-t-elle évolué, avec maturité. Et nous en restons toujours les mêmes observateurs avides, mais attendris.

Blogger : Jean-Charles Desgroux
Au sujet de l'auteur
Jean-Charles Desgroux
Jean-Charles Desgroux est né en 1975 et a découvert le hard rock début 1989 : son destin a alors pris une tangente radicale. Méprisant le monde adulte depuis, il conserve précieusement son enthousiasme et sa passion en restant un fan, et surtout en en faisant son vrai métier : en 2002, il intègre la rédaction de Rock Sound, devient pigiste, et ne s’arrêtera plus jamais. X-Rock, Rock One, Crossroads, Plugged, Myrock, Rolling Stone ou encore Rock&Folk recueillent tous les mois ses chroniques, interviews ou reportages. Mais la presse ne suffit pas : il publie la seule biographie française consacrée à Ozzy Osbourne en 2007, enchaîne ensuite celles sur Alice Cooper, Iggy Pop, et dresse de copieuses anthologies sur le Hair Metal et le Stoner aux éditions Le Mot et le Reste. Depuis 2014, il est un collaborateur régulier à HARD FORCE, son journal d’enfance (!), et élargit sa collaboration à sa petite soeur radiophonique, HEAVY1, où il reste journaliste, animateur, et programmateur sous le nom de Jesse.
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