Jamais ne voudrions-nous jouer les blasés – non, jamais. C'est tellement plus excitant et valorisant de tout simplement se contenter d'exercer notre rôle de passeur, d'initiateur, certes relativement aguerri, mais toujours enthousiaste et sincère. Avec passion, honnêteté et humilité. Les jaloux nous reprochent souvent d'être des enfants gâtés et de soi-disant tenir, justement, des discours de blasés – ou pire, achetés par les maisons de disques. Oui, nous recevons beaucoup de disques et oui nous nous rendons à un paquet de concerts, mais, il faut bien que le boulot soit fait. Demandez à un commercial s'il part sur la route sans ses échantillons.
Autre aparté, parfois il est aussi bon de ne se contenter que de ses fantasmes. Par exemple, j'ai toujours nourri une envie démesurée de voir les ROLLING STONES – depuis presque trente ans. Mais les STONES de 1972. Ou de 1969. Avec en tête les mille clichés, récits et histoires de ces années-là, j'avais bien trop peur de risquer d'être déçu par le groupe de musiciens quinquagénaires, sexagénaires, septuagénaires, que dis-je !, certes mythiques, que j'aurais pu percevoir sur scène, au mieux de près dans un Trabendo exceptionnel ou un Olympia, au pire dans un Stade de France ou une U-Arena. Par prudence, je m'en suis donc tenu aux bootlegs, aux livres de Robert Greenfield, et aux photos qu'a pris mon père au Madison Square Garden en juillet 1972. Et je ne regrette quasiment pas grand-chose.
Et donc MARILYN MANSON. Super échaudé à la suite d'un live archi-naze à Bercy en juin 2005 sur la tournée "Against All Gods", je m'étais promis de ne plus jamais me faire avoir – et de ne plus perdre mon temps au cours d'un de ses concerts feignants et désastreux. Pourtant, emporté par une énième curiosité, j'assistai de très loin à sa prestation au Hellfest 2015. Idem.
Et pourtant je suis un fan de MARILYN MANSON. Quasiment de la première heure. On dira de la seconde : je ne pousserai pas la mythomanie en assumant l'avoir vu avec ses SPOOKY KIDS en club en 93 à Fort Lauderdale, mais j'ai été instantanément happé par son univers dérangeant en découvrant le clip de "Get Your Gunn" à la télévision, tard le soir, courant 95. Avec les moyens du bord (nous sommes alors en province, nom de nom !), j'ai pu dénicher son premier album « Portrait Of An American Family » alors que je vivais l'une de mes plus intenses découvertes musicales avec Trent Reznor et NINCE INCH NAILS. Parfait timing. Rapidement le nom de MARILYN MANSON se propage chez les initiés, notamment grâce à sa superbe reprise de "Sweet Dreams (Are Made Of This)" ; l'achat de l'EP « Smells Like Children » s'impose immédiatement, précédant la sortie fin 96 de son plus grand chef-d'œuvre, « Antichrist Superstar », qui est toujours à mes yeux, vingt ans après, une espèce de « The Wall » de notre génération. A cette époque, entre 96 et 99, Manson représente LE personnage le plus fascinant et dérangeant de la contre-culture américaine.
Et c'est là que le fantasme intervient. Mes copains parisiens me narrent alors ce fameux concert du Bataclan où le mythe est à son zénith, avec un parfum de danger palpable, une orchestration trash, une mise en scène scabreuse et une réelle provocation sulfureuse. A 20 ans, et surtout à 800 bornes de là, j'enrage : la frustration est à son comble et je réalise très vite que c'est là qu'il fallait être. Là ou jamais. Et que rien ne serait plus jamais pareil, dès lors.
Conscient de son énorme pouvoir sur la jeunesse désabusée, avide de reconnaissance (ne le chantait-il pas déjà sur "Lunchbox" ???) et finalement épaulé par l'industrie du spectacle, Marilyn Manson se construit habilement son propre mythe et entretient sa légende au quotidien à coup de déclarations, de decorum artistique étudié, de chansons, de concepts et d'image savamment pensés. Le marketing fonctionne à son mort, même si les motivations sincèrement artistiques sont toutes en son honneur. Les disques à suivre sont brillants (« Mechanical Animals », « Holy Wood (In The Shadow Of The Valley Of Death) », mais le jeune homme aussi déglingué qu'ambitieux et génial est déjà passé dans une autre catégorie. Marilyn Manson n'est même plus une rockstar, il est une star tout court. Un people, une célébrité. La dernière créature du music-business née dans les années 90, après Kurt Cobain, est, en une demi-décennie à peine, parvenue à ses fins. Non sans péripéties : drogues (suffisamment dosées et entretenues), scandales et procès (idem), et affaire Columbine, bien malgré lui. Mais dont il se relèvera la tête haute, mais fort abimé à l'intérieur.
Je finis quand même par le voir en concert pour la toute première fois en 2001 au Zénith de Paris sur la tournée "Guns, God & Government" : c'est donc pour moi le baptême du live en ce qui le concerne, et je me régale – mais je me doute bien en mon for intérieur que la vraie bonne époque est déjà loin loin derrière. De ce que mes potes et les quelques articles de magazines m'ont décrit de ces concerts de 1996, nous sommes là très très loin de l'affaire. En 2001, Manson déploie la grosse grosse production – et tout est déjà millimétré. A titre de comparaison, on pourra mettre en parallèle les premières années du Alice Cooper GROUP : entre la décadence pure des années « Love It To Death » et « Killer » en 71, puis deux ans après avec leurs prestations très chorégraphiées mais inoffensives sur le pharaonique "Billion Dollar Babies Tour" en 1973. Deux ans seulement, mais au final une adulation internationale, des chiffres des vente éloquents, et une glorification du “Mal" savamment entretenue par le business – à destination des jeunes foules incrédules et très clientes.
Forward 2017 : après les expériences médiocres de Bercy 2005 et Clisson 2015, je voulais, toutefois lui (m')accorder une dernière chance. Si je trouve ses albums enregistrés entre 2005 et 2010 plutôt sans grand intérêt, je suis cependant très positivement surpris par la vigueur de « Born Villain » en 2012, par la classe et l'audace de « The Pale Emperor » en 2015, et par l'alliage entre créativité artistique, sursaut nostalgique et véritable violence musicale du dernier « Heaven Upside Down » qui tourne vraiment en boucle depuis la réception du CD promo à la fin de l'été. “Et si Marilyn Manson avait retrouvé sa putain de niaque ??? Et s'il était à nouveau affamé ? Et s'il était enfin prêt à en découdre sur scène ? Et s'il pouvait vraiment nous étonner, nous assommer, nous choquer ???"
Hélas non.
Toutes ces questions, presque légitimes, complètement candides d'ailleurs (comme quoi, la naïveté peut même s'opérer chez les blasés...), n'ont eu pour réponse que l'ennui.
L'ENNUI.
Très proche de la scène, dans les tous premiers gradins de profil à la scène, j'ai passé ce bout de soirée le menton dans les mains, consterné. Déjà, en arrivant à Bercy ce lundi 27 novembre 2017, je ne perçois en rien l'excitation fébrile qui règne autour de la salle lors des grands soirs habituels. Rien – ou pas grand-chose. Ce mélange de fièvre juvénile, de nostalgie bon enfant, de bonhomie vulgaire, de fête populaire, d'apéro rituel géant, de célébration universelle comme si la soirée était gagnée d'avance. Comme à n'importe quel Barnum autour d'un concert forcément très attendu de METALLICA, d'AC/DC ou d'IRON MAIDEN. Certes il pleut des cordes et sortir de chez soi a davantage l'air d'emmerder le monde que lorsque le grand soir des commémorations électriques a lieu en juin. Lorsqu'on pénètre dans l'antre désormais bien noire de Bercy, tout est bien calme. Dans les coursives, chacun s'affaire bien tranquillement à dépenser une bonne douzaine d'euros pour un menu hot-dog/bière (aaah, l'inflation gonfle drastiquement, pouvoir magnétique du côté du Ministère !), et les allers et venues du public s'opèrent sans agitation, sans folie. Nombreux sont ceux qui sont comme d'habitude déguisés, maquillés, mais cette parade goth-metal semble avoir perdu de sa substance. Comme si à 40 ans, être comptable, commercial, employé ou cadre habillé comme Edward aux Mains d'Argent avec du khôl sous les yeux pouvait peut-être s'apparenter à une mascarade – à laquelle on ne croit plus vraiment soi-même, pas plus en tout cas que les intentions de la goule que l'on vient très dignement célébrer ce soir. Un carnaval un peu tristoune, une parade certes nostalgique mais peu animée et mollassonne – cela dit, on reste traditionnellement assez peu exubérant et joyeux en jouant le jeu gothique.
Monsieur double M prend tout son temps avant de se montrer : ah ça, il sait comment faire monter la tension. En plongeant la salle dans l'obscurité, il laisse défiler une chanson entière de son idole Gary Numan, suivie par le prophétique "The End" des Doors, avant de longuement pointer le bout de sa silhouette, façon Nosferatu de Murnau. L'homme ne "monte" d'ailleurs "pas" sur scène : il "roule" sur scène". Non pas à cause de son embonpoint conséquent (trop de sucre dans son Absinthe, à coup sûr), mais de sa fracture au pied : il s'achemine donc sur les planches dans un fauteuil roulant électrique absolument sordide, avec lequel il fait joujou au cours des premiers morceaux. Un coup "debout", un coup assis, un coup allongé, un coup je-me-retourne : c'est davantage la parade du Téléthon sur fond d'ombres sales, escorté par deux roadies stoïques déguisés en chirurgiens sous leurs blouses vert-nauséeux.
Passé cette mise en scène de mauvais goût (le trône habituel de Dave Grohl était pourtant libre à ce moment, personne d'autre ne s'était cassé la gueule ces derniers mois), la théâtralisation du show se limite à ça : un fauteuil roulant. Oh, et aussi ce faux décor : ces deux flingues bling-bling géants en carton pâte, trop petits pour cette immense salle, et donc ridicules, et qui ont donc "écrasé" Brian Warner sous leur poids sur scène à New York. Parce quand on s'appelle Marilyn Manson, normalement, on ne s'effondre pas comme une pauvre merde sous deux flingues en plastoc. A moins que l'Absinthe, encore... En tout cas, et c'est tant mieux pour eux, les fans semblent ravis : c'est l'explosion de joie (ah ben voilà, y a d'la joie !!!) lorsque leur gourou prend, hum, possession des lieux, après cinq ans d'attente à Paris (le dernier concert programmé avait été annulé suite aux évènements de novembre 2015). Son public reste incroyablement fidèle et n'y voit que du feu.
Côté musique, c'est franchement pas mal : armé de son excellent guitariste et nouveau bras droit Tyler Bates (que l'on avait découvert comme compositeur de la musique de la série TV Californication), Manson entame le set avec le tonitruant "Revelation #12", qui ouvre son nouvel album à la manière d'un "Irresponsible Hate Anthem" en son temps. Le groupe est gentiment fougueux, un peu crade comme il doit l'être, mais sans personnalité : de simples mercenaires anonymes qui, excepté Bates, ne parviendront en aucun cas à faire oublier ses ex-acolytes d'antan aux doux noms évocateurs de serial-killers glamour. La set-list se déroule entre morceaux attendus et autres surprises, et l'on ne peut que saluer le choix des morceaux, aussi représentatifs de sa carrière que pertinents pour les plus exigeants. De « Heaven Upside Down », la sélection est savoureuse ("Kill4Me", "WE KNOW WHERE YOU FUCKING LIVE", "Say10", tous très bons), tandis qu'en dehors des passages obligés ("This Is The New Shit", "Disposable Teens" et "mOBSCENE" joués en suivant, mais aussi bien évidemment "Sweet Dreams", "The Dope Show" ou "The Beautiful People"), on pourra apprécier la présence des terribles "Deep Six", "Tourniquet", "Cruci-Fiction In Space" ou encore le fantastique "Coma White" qu'il viendra asséner en ultime rappel.
Mais si seulement derrière Manson avait démontré et témoigné d'un réel intérêt pour sa soirée : il joue tout de même devant prêt de 15 000 de ses fans ce soir et sa nonchalance, sa désinvolture n'en sont que plus insupportables. Que l'homme joue les misanthropes et les insolents ailleurs, qu'il se foute du monde et qu'il méprise la société, soit. Mais devant ses fans les plus intègres (certains en chialent de voir la star toute bouffie), il devient pathétique de se comporter de la sorte. A l'extrême rigueur, tu pourrais peut-être t'amuser à jouer la provoc en sabotant un de tes concerts à l'affiche d'un festival où tu n'as absolument pas ta place, comme le faisait quelque part Kurt Cobain lorsqu'il déformait ses propres lignes de chant en direct sur des programmes télévisés qu'il conchiait copieusement. Mais là..... ce dédain, ce jeté de micro assourdissant, aussi inutile que systématique... Jette ton micro par terre s'il est défectueux, balance ta rage si ton public est merdique, détruit ton matos si t'es un vrai déglingué, envoie tout en l'air s'il y a une raison artistique derrière... mais laisser choir ton micro de la sorte, dans un gros "PAF" mat et sourd à chaque fin de chaque chanson, c'est juste ridicule et pathétique.
Toute aussi pathétique est cette lenteur appliquée entre les morceaux : là où la dangerosité pourrait être dans l'urgence et dans l'enchaînement de morceaux furieux et totalement fracassants de par la surenchère de leurs assauts, là, Marilyn prend bien son temps pour rallonger sa présence sur scène, inutilement. Si l'on pouvait jadis fustiger des concerts expédiés en une heure et dix minutes, là, la demi-heure de rab' n'est due qu'aux "blancs" entre chaque titre, parfois ponctués d'une très vague intervention où le Révérend interpèle paradoxalement son public : « Pariiiiiiiis" » – et rien derrière. « Pariiiiiiiis » ? A quoi bon ? Témoigner de son amour et de son respect pour cette ville qui l'accueille à nouveau et y livrer un spectacle aussi navrant ? Le temps qu'il trouve son équilibre sur une béquille, entouré de ses deux cerbères internes en médecine, l'ex-Antichrist, gonflé comme une baudruche et similaire à un Elvis en fin de vie mais drapé de ses oripeaux d'ébène, n'en finit donc plus de s'économiser.
Voilà ce dont il s'agit : d'un show à l'économie. Et cela fait quinze ans que ça dure : des concerts fainéants, poussifs. Et que dire de ses prestations vocales, en dehors d'une présence ridicule ? L'homme croasse. De corbeau, il n'en possède désormais qu'un maigre filet éraillé au fond du gosier – et quelques plumes sur le crâne. S'il peut gueuler de manière convaincante et assez robuste sur certains refrains, c'est carrément au détriment de tout le reste de la chanson : la performance en pâtit, aussi fausse que faible. Pitoyable : Lou Reed s'en sortait avec plus de dignité sur « Lulu ». Et si vous avez besoin d'une preuve supplémentaire, allez sur Youtube vous rendre compte de sa prestation de "Sweet Dreams" en live acoustique sur le plateau gigantesque d'une émission de télévision italienne il y a quelques jours : très, très, très embarrassant.
Voilà, c'était un reportage de notre envoyé spécial sur le front... Cependant, les fans semblent en être restés dupes : la seule apparition de leur idole "en vrai" suffit souvent à masquer toutes les errances et les approximations de ce qu'il a daigné offrir sur les planches. Ce soir du 27 novembre, Bercy a une nouvelle fois eu l'air d'être séduit, la grand messe de l'Antéchrist a paru satisfaisante pour bon nombre de ses adeptes.
En ce qui me concerne on ne m'y reprendra vraiment plus et je prêterai davantage attention au message de mes potes lorsqu'ils s'égosillent en gueulant « escrooooooooc », comme ils l'ont fait tout au long du Hellfest 2015. Et enfin, je rêverais de pouvoir basculer à nouveau dans l'imaginaire de mes 20 ans et percevoir ce que d'autres copains me racontaient lorsque Manson se déchirait le torse à coup de tessons de bouteilles de pinard, avant de s'assommer avec l'une d'entre elles. Sûrement cette ère est-elle bien enterrée. Mais je n'ai rien voulu vous gâcher.
"C'était bien pour vous sinon ?"
Photos © Fanny Larcher (Zénith Nancy - 1er décembre)