Massey-Ferguscène : nouveauté 2015, la troisième scène du Motocultor Open Air. Présentée comme incontournable par l’organisation du festival dans une perspective de pérennisation de l’évènement, mais décriée par une partie des habitués pour les choix qu’elle impose désormais entre certains groupes, elle devait être couverte d’un chapiteau. Apparemment, c’est une dalle de granit, à fleur de terre, qui a empêché l’érection de cette grande tente, destinée à signer, pour ce nouvel écrin, une ambiance distincte de la Supositor et de la Dave Mustage, les scènes « historiques » du Motocultor. Spacieuse, profonde, très ouverte, relativement basse, la géométrie de la Massey-Ferguscène suffit toutefois à la démarquer radicalement de ses deux ainées – avec, à la clé, quelques concerts déjà mythiques (PENTAGRAM, GUTALAX, AGALLOCH, BÖMBERS, etc.) et au moins l’un d’eux, absolument mystique : MY SLEEPING KARMA.
Kerboulard, Saint-Nolff, samedi 15 août, 23h59, heure de dilemme (parmi tant d’autres) : BRUJERIA ou MY SLEEPING KARMA ? Deux options très différentes, mais tout aussi prometteuses l’une que l’autre, pour des raisons opposées : faire la guerre avec des Mexicains masqués ou planer avec de grands Bavarois barbus ? Tout l’un ou tout l’autre, quoi qu’il arrive. Pas de faux suspense : se définissant comme un groupe de rock psychédélique, MY SLEEPING KARMA a signé "Moksha", son cinquième album, début juin 2015, chez Napalm Records. Les communiqués de presse du label prennent le groupe avec des pincettes (« groove rockers ») avant de se lâcher complètement : « magic! ». Le fait est que "Moksha" est un fabuleux album : encore meilleur que "Soma" (2012), lui-même plus impressionnant que les trois premiers opus de MY SLEEPING KARMA mis bout à bout depuis 2006. C’est du stoner instrumental orientalisant de très haute volée, pour résumer : le truc qui va transformer ta weed en opium, garanti.
Pourtant pas de bol, ça débute mal : un long flottement, seulement meublé par la boucle émanant d’un Macbook, posé près d’une console, devant Norman (claviers et électronique). Derrière la guitare, Seppi galère, tripote les potards des quelques effets posés à ses pieds… un tech empile deux têtes d’ampli, change les branchements, rien n’y fait. Sur le côté de la scène, un micro est posé. Matte, bassiste et porte-parole, s’en approche enfin. Dans un mélange d’anglais et de français, il explique que les instruments du groupe sont restés entre deux avions et que l’organisation du festival a tout mis en œuvre pour qu’ils puissent jouer ce soir, malgré tout, à l’heure prévue. Sa demande d’un tout petit peu de patience est accueillie par une acclamation démente, qui vise tout autant l’équipe du Motocultor que les quatre hommes sur scène. La tête d’ampli repart d’où elle est venue, le problème n’est pas là : c’était un jack mort, un tout petit jack entre deux pédales… Les premiers arpèges de "Prithvi", qui ouvrent aussi "Moksha", se perdent dans une bordée d’acclamations supplémentaire. Cette fois c’est parti : pendant une heure le dieu serpent, charmeur et hypnotique, de MY SLEEPING KARMA, ne relâchera plus son étreinte sur Saint-Nolff.
Un constat s’impose immédiatement : le son live des Allemands est presque aussi propre mais beaucoup plus dur, plus heavy, bref plus metal que celui de leurs albums – ce dont personne ici ne se plaindra. Et puis une autre évidence : MY SLEEPING KARMA, c’est aussi une chorégraphie dans la pénombre, Matte valsant avec sa Fender d’emprunt, flottant sur la scène dans un mouvement tournoyant, tandis que Seppi caresse ou pilonne sa SG prêtée et que Steffen déchaîne des breaks interminables sur un tom et un tom basse de dépannage. Quant à Norman, euh... sans doute transportait-il son Macbook avec lui en cabine, qui contenait probablement aussi le backdrop électronique façon kaléidoscope qui anime plaisamment le fond de la grande scène dépouillée.
Des plus anciens, comme "Enigma 23" ("My Sleeping Karma", 2006), aux plus récents, en passant par les morceaux de bravoure de "Soma" tels "Glow 11" et surtout "Ephedra", les titre de MY SLEEPING KARMA gravitent tous sur l’orbite elliptique d’un astre mystérieux et flamboyant : chacun une planète, un climat, une atmosphère, un karma particuliers. Autour de motifs souvent très simples, développés, déclinés, déroulés, étirés dans toutes les directions, les mondes métaphysiques se transforment et se déchainent entre les doigts des démiurges allemands. Bien que les membres du groupe déclarent se rassembler sur la référence commune de "Seventh Son of A Seventh Son" (IRON MAIDEN, 1988), bien qu’ils reconnaissent SLAYER comme l’une de leurs influences principales, c’est souvent Jimmy Page, David Gilmour, Tony Iommi, Ritchie Blackmore et bien sûr l’incontournable Ravi Shankar qui paraissent illuminer de leurs auras démesurées les univers chaotiques et singuliers de MY SLEEPING KARMA.
Combien sont-ils, les festivaliers restés devant la Massey-Ferguscène, jusqu’à ce dernier concert d’une très longue journée ? Impossible de le savoir, mais une chose est sure : tous savent pourquoi ils sont là, les chakras bien ouverts, nimbés d’une musique comme liquide, colorée, tangible, presque palpable. C’est un voyage précieux auxquel ils sont conviés, à travers l’espace et le temps, d’une dimension de la matière à la suivante, de la vitesse du son à celle de la lumière.
A la fin de "Psylocibe", Matte annonce un dernier morceau (le groupe enchaînera encore les anciens "Ahimsa" et "Hymn 72"), remercie chaleureusement le public, promet de revenir très vite en France et fait, une dernière fois, acclamer l’organisation du Motocultor Open Air : « This is a fucking awesome festival, guys! » Mais qui en doute encore ?
A cause du retard initial, au moment où MY SLEEPING KARMA quitte une Massey-Ferguscène qui retourne à l’obscurité pour la nuit, en bas de la prairie de Kerboulard, sur la Dave Mustage, GOD SEED a déjà débuté depuis un bon moment ce qui devrait rester comme l’ultime concert d’une longue et tumultueuse série. Ah ! Satanée troisième scène, n’empêche…