La notion de perfection étant très subjective, si elle existe, alors, selon moi, cette perfection s’appelle LEPROUS. Comment se fait-il que ce groupe arrive toujours à toucher l’âme et l’être profond de l’auditeur, et ce après 20 ans de carrière ? Comment expliquer la puissance des bouleversements ressentis à l’écoute de sa musique ? « Aphelion », le septième album du quintet Norvégien, est un joyau brillant d’un éclat unique au monde.
Après le remarquable « Pitfalls » en 2019, qui a vu le groupe atteindre un état de grâce exceptionnel, et une reconnaissance internationale plus étendue, et amplement méritée, on pouvait légitimement se demander si LEPROUS serait au niveau des attentes sur l’album suivant. Puis la promotion de « Pitfalls », et les tournées qui devaient se poursuivre ont été stoppées net en début d’année 2020, comme tous les artisans du milieu culturel, à cause du virus que nous ne nommerons point. LEPROUS se retrouvant de ce fait, avec beaucoup plus de temps que prévu devant lui, comme nous l’a confié le frontman, Einar Solberg, (au cours d’une interview que vous pouvez retrouver ici), l’idée première de sortir un EP s’est finalement muée en album complet.
A peine un an et demi après son prédécesseur, voici donc « Aphelion », avec son superbe artwork un brin énigmatique, réalisé par Elena Sigida, basé sur une photographie de Øystein Aspelund. Il présente une silhouette de dos, passant la porte d’une pyramide, le tout sur fond de paysage lunaire et montagneux, et qui semble éclairé seulement par les astres qui gravitent au sommet de ladite pyramide. Einar Solberg dira du titre choisi : « C'est le point d'orbite d'un objet au moment où il est le plus éloigné du soleil, et il a une valeur symbolique que je laisserai à votre propre interprétation. » Cela signifierait-t-il que nous, auditeurs, serions amenés à flotter loin, très loin du soleil et de la lumière ? A l’apogée d’un univers infini, où les horizons s’ouvrent pour laisser place au champ de tous les possibles ? Au chant de tous les possibles, aussi ? Sans l’ombre d’un doute.
De prime abord, on peut d’ores et déjà dire que les guitares, qui étaient un peu plus en retrait sur « Pitfalls », font leur grand retour. En guise de mise en bouche, "Running Low" est un formidable exemple de la versatilité et du potentiel créatif de ce groupe sans limite. Avec ses notes de cordes de piano frappées, qui sonnent comme un glas, l’introduction de ce morceau est à la fois intrigante et glaçante, laissant planer une atmosphère étrange, avant que ne démarre le premier couplet. La voix d’Einar Solberg résonne, forte et claire, pour se terminer dans un growl bien rauque, soutenue par des cordes grinçantes et menaçantes. Puis arrive le refrain qui casse ce rythme pour s’envoler dans une mélodie légère, teintée de swing, notamment grâce aux cuivres. Et au beau milieu, arrive ce démoniaque solo de violoncelle, à vous faire dresser les poils, assuré par l’inimitable Raphael Weinroth-Browne, qui accompagne LEPROUS dans toutes ses œuvres depuis 2016, qui pourrait être le sixième membre du groupe. Un titre imparable, une vraie réussite !
"Out Of Here" présente une tout autre facette de LEPROUS, avec une introduction presque chuchotée et une belle montée en puissance, soutenue par des guitares de plus en plus incisives. Un morceau très beau et émouvant, plus encore lorsqu’on se penche sur les paroles :
« Forgetting how to breathe
Haven’t left this chamber for three years
Built my life beneath
Layers of dried up tears »
En effet, « Aphelion » est, une nouvelle fois, un album très intime pour Einar Solberg, étroitement lié à la dépression qui a submergée l’artiste. Une sorte de suite de « Pitfalls », mais présentant des points de vue plus lumineux et porteurs d’espoir. Des solutions pour tenter de vivre au mieux, malgré les vagues d’anxiété, qui sont encore malheureusement bien présentes.
"Silhouette" est un rescapé des sessions de « Pitfalls », et l’on se réjouit que ce titre soit finalement présent sur ce nouvel album, tant sa dynamique rock, ses riffs et son rythme syncopés sont plaisants. Un grand coup de chapeau à l’unique Baard Kolstad, batteur exceptionnel et merveilleusement inspiré. Un morceau court et direct, et néanmoins techniquement recherché. "All The Moments" est, quant à lui, le plus cinématographique de tout l’album, avec son refrain très James Bond, et son pont aux notes de piano suspendues, qui s’achève sur un final majestueux. "Have You Ever?" est LA chanson expérimentale que l’on attendait de la part de LEPROUS : intro rythmique bizarre, façon coups de fouets, couplets syncopés, cordes et claviers distillant une ambiance étrange et un peu menaçante, guitares à l’unisson de cet atmosphère, le tout guidé par la voix d’Einar, fragile et rageuse. Sans oublier le texte toujours percutant :
« Have you ever tried to make me blind
With stories that would make me lose my mind
Would it ever help me leave behind
What I have lost, I have lost »
Une réussite absolue. "The Silent Revelation" est la plus dynamique chanson de « Aphelion », portée par des guitares pleines de groove, des couplets jazzy, un refrain fédérateur et puissant, et une outro particulièrement jouissive. Le groupe aurait d’ailleurs pu faire durer le plaisir plus longtemps, que cela n’aurait pas été pour nous déplaire. Vient ensuite "The Shadow Side ", qui, comme son titre ne l’indique pas, est le plus porteur d’espoir qu’Einar Solberg n’ait jamais écrit. Intro façon valse, couplets jazzy et swing, rythmique sensuelle et refrain extrêmement beau et émouvant (« I belong, I belong to the shadow side. But it’s wrong, it’s wrong to give in. I see love, I see love where it never was before. I see love, I see love again »), et surtout, un final agrémenté d’un long solo de guitare absolument magique !
Après la lueur d’espoir, le désespoir et la souffrance de l’être font leur retour sur "On Hold", le deuxième titre issu des sessions de « Pitfalls », et sans aucun doute possible, le sommet émotionnel de « Aphelion ». Un joyau pur, un chef d’œuvre absolu, qui fait verser un torrent de larmes, tant la voix d’Einar atteint un point d’équilibre si subtil entre la fragilité du cristal, et le cri du cœur et de l’âme blessée, sur le point de hurler. Lorsqu’arrive le refrain, après un début tout en douceur, on est porté par cet afflux d’émotions qui envahit les horizons, et l’on ne voit plus rien que le cœur à vif, qui veut pleurer sa souffrance, qui a un besoin vital d’extérioriser ce mal qui ronge, ce mal qui paralyse et qui aveugle. Chanson exceptionnelle sur laquelle le groupe fait preuve d’une cohésion absolue derrière son vocaliste, avec deux soli de violoncelle superbes. Une plongée dans un brouillard opaque, une vie suspendue, une détresse sans fond, et cette sensation de ne jamais pouvoir refaire surface, comme en témoigne ce refrain, sur le fil du sanglot, celui qui étrangle, qui étouffe :
« My life is on hold
In this moment
There is nothing here but darkness
My life is on hold
It’s on hold
Until I’ve figured out this maze »
"Castaway Angels" arrive comme un soupir délicat, suite à cela, telle une plume qui vient caresser la joue du poète meurtri. Une mer calme et paisible après les tourments de la tempête, une plage de sérénité à la lueur du soleil matinal. Cette chanson est un apaisement, avec sa guitare acoustique. Et même si elle s’achève sur une belle envolée lyrique, elle porte en elle la saveur de l’espérance. Cependant, ce serait mal connaitre l’univers de LEPROUS que de croire que les musiciens allaient nous laisser sur cette note. En effet, "Nighttime Disguise" est un morceau très particulier. Il a été élaboré en compagnie des fans en février 2021, et ces derniers ont choisi d’imposer au groupe des objectifs assez ardus. En résulte une chanson complètement folle, faussement déstructurée, qui semble partir dans tous les sens, mais qui est parfaitement maitrisée, et sur laquelle les artistes ont, de toute évidence, pris beaucoup de plaisir. Le chanteur s’amuse à nous balader sur toute sa très large gamme vocale : voix de tête fragile et délicate, voix de poitrine puissante, voix de crooner ultra sexy et growls archi puissants pour un final démentiel, complétement ébouriffant. Les musiciens ne sont pas en reste, tant ils se font un malin plaisir de changer de styles et d’insuffler un souffle de folie supplémentaire. Un titre progressif dans tous les sens du terme, avec ses cassures rythmiques, ses multiples facettes, son mélange de genres, le tout dans une joyeuse tambouille, qui, loin de s’avérer indigeste, se révèle savoureuse. Voilà ce qu’il se passe lorsqu’un grand chef décide de créer une nouvelle recette inventive et inédite.
Sur la version médiabook de l’album, vous pourrez également entendre un inédit, "A Prophecy To Trust" et la magnifique version live de "Acquired Taste", enregistrée le 10 avril dernier, lors du livestream de l’album « Bilateral ». LEPROUS est le grand maître d’œuvre d’une musique encore et toujours d’avant-garde, surprenante, mais toujours reliée à flot d’émotions qui touche profondément l’âme de l’auditeur. Lorsqu’on découvre LEPROUS, on s’abandonne complètement, en toute confiance, comme dans les bras d’un ami très cher, ou d’un proche à qui l’on confierait une partie de notre moi-intime. Car on sait, on sent, que des horizons nouveaux vont s’ouvrir et que notre vie n’en sera que meilleure. « Aphelion » est un album qui ouvre des perspectives, qui explore en soi et au-dehors. Un album qui fait fi de toutes frontières et qui vous emmènera bien au-delà de votre galaxie personnelle. De l’art à l’état pur.