29 octobre 2021, 17:54

MASTODON

"Hushed and Grim"

Album : Hushed and Grim

On a véritablement découvert MASTODON il y a précisément 17 ans. Le 23 octobre 2004, le groupe était à l’affiche du festival Unholy Alliance à Bercy, en ouverture de MACHINE HEAD, SLAYER et SLIPKNOT : nous avions alors la chance de pouvoir déambuler à notre guise dans les backstages durant toute la journée, étant en mission pour réaliser un reportage exclusif sur les coulisses de cette journée alors exceptionnelle, à une époque où un tel plateau relevait encore des événements de l’année, loin du sentiment blasé que peut ressentir le consommateur lambda de concerts après avoir expérimenté ses premiers week-ends d’immersion totale avec 160 groupes à cocher sur le programme. Dur dur. Il y a encore 17 ans, on salivait face à une telle programmation, et même avec un MASTODON quasi inconnu chargé de démarrer les hostilités. Et quelles hostilités justement : tout juste avions-nous digéré l’écoute de son deuxième album « Leviathan » paru à peine deux mois plus tôt, tant bien que mal assimilé la complexité de son metal protéiforme, avec comme seul repaire fiable la charge déjà connue de ce "Blood & Thunder", attendu ce soir-là et même d’ailleurs assez redouté en live, tant la presse anglo-saxonne lui présageait un bel avenir, prometteur. Nous n’avions qu’à suivre de telles recommandations, fut-ce encore au prix d’une méconnaissance presque totale de cet obscur quartette d’Atlanta, avec pour seul phare un potentiel tube aussi puissant et terrassant, promis comme l’un des fers de lance du renouveau metal des années 2000. 

Dix-sept ans plus tard, où en sommes-nous ? 

Déjà : je ne suis pas un FAN de MASTODON. Pas au sens "fanatique" que je pourrais pourtant à juste titre apposer à tant d’autres groupes qui habillent mon sanctuaire personnel depuis plus de trente ans. Non, je ne me contente que de beaucoup, beaucoup apprécier MASTODON, et peut-être n’en ai-je encore pour l’heure qu’une maîtrise encore trop faible : pourtant, ce que le groupe dégage me fascine totalement, alors que je suis, à vrai dire et somme toute, plutôt insensible à son charisme physique. "Ce que le groupe dégage", au-delà de l’incroyable esthétisme de ses artworks par contre, tous plus évocateurs et recherchés : ce que MASTODON dégage, selon moi, c’est cette singularité trouble. A un point tel que ç’en est intimidant. Cette immense personnalité encore insondable, tant son art est complexe et qui le place aux côtés d’autres formations telles que TOOL ou GOJIRA. Ces rares artistes, très, trop, rares qui ont développé un univers qui leur est strictement propre, sans aucune véritable affiliation ou comparaison possible avec d’autres. Bien sûr, tout au long de l’épaisse discographie des Américains (huit albums studio d’une rare densité) peut-on déceler des apports évidents provenant de sphères sludge, thrash, progressives ou plus classiquement heavy metal encore, mais sans véritablement pouvoir désigner un ou plusieurs groupes antérieurs responsables de leur identité. L’apanage des grands ? Evidemment : BLACK SABBATH ne ressemblait à personne d’autre, et au final, bien rares sont les groupes dans notre univers à ne ressembler qu’à eux-mêmes. 

Dix-sept ans plus tard, où en suis-je donc ?

Eh bien, probablement à l’heure de l’épiphanie, de la Révélation - presque biblique dans sa dimension. Si, par exemple, un « ...And Justice For All » s’avérait encore trop opaque et complexe pour que quiconque puisse peut-être devenir un fan de METALLICA, loin de moi l’idée de m’en moquer. Parce qu’il faut savoir saisir le moment, patiemment, et attendre que la magie opère. Si naturellement, couplé avec une certaine maturité. Pour moi, si je n’ai fait qu’écouter les albums de MASTODON avec toutefois une attention accrue, peut-être n’étais-je pas complètement prêt pour absolument assimiler son monde, au risque donc de passer à côté des émotions et des perceptions voulues – et en tout cas parfaitement vécues par tous ceux qui furent touchés au plus profond. 

Un premier point sur la forme déjà : comment en 2021, après des années de consommation en mode zapping, peut-on survivre à un double album en tant que tel ? Au moins faut-il qu’il embrasse une certaine idée de la perception : tout le monde ne PEUT PAS s’offrir la prétention de capter son public avec autant d’information. Allons : combien y a-t-il de GRANDS double-albums ? Une poignée, face au déferlement de prétention et d’arrogance artistique. Car il faut bien reculer de quelques décennies pour en trouver les plus significatifs, intemporels et universels. Certes, un IRON MAIDEN peut se permettre l’exercice, deux fois de suite même, mais ses derniers disques ne sont au fond destinés qu’à des FANS hardcore qui ne seront jamais assez repus. Les autres... écouteront peut-être poliment, plusieurs fois dans une courte période donnée, et n’y reviendront plus jamais de leur vie. 

Et l’on en vient donc au fond : comme un double album blanc ou un « Physical Graffiti », peut-être est-il question finalement d’une idée de Grâce. Si des discographies peuvent-être majoritairement irréprochables dans leur ensemble, elles sont rares, encore moins celles qui en ont proposé une double œuvre PARFAITE. Ce fameux concept du "chef-d’oeuvre", que l’on vient systématiquement vous rabâcher - on en est tous coupables, coupables d’en avoir banalisé le sens. C’est là où MASTODON vient de frapper très fort : cette collection de quinze titres est d’une beauté inouïe, sans le moindre bâillement ou ennui pour venir en interrompre la contemplation. 

Si l’on voulait vulgariser, oui, c’est assumé, on caractériserait « Hushed and Grim » de rock progressif - sans sourciller. Du metal progressif, forcément, plus exactement, dans sa dimension la plus noble et musicalement développée, un véritable cauchemar à chroniquer tant les morceaux révèlent d’innombrables détails plus insidieux à chaque nouvelle écoute - quasiment un truc pour audiophile autiste si j’osais. Et quand bien même, disséquer chaque perle de ce disque prodigieux, j’en suis bien incapable dans l’instant T - peut-être me faudra-t-il des années avant d’en saisir tout le sens et la profondeur. 

Au mieux, humblement, puis-je donc vous en livrer les ressentis.

On le sait, le passé récent de MASTODON a été marqué par la perte de son manager tant aimé, avec pour conséquence ce deuil, lent et douloureux - hélas comme un écho à son autre grand album de référence, « Crack The Skye » en 2009, considéré par beaucoup et jusqu’alors comme l’acmé de son Art. Douze ans plus tard, de cette nouvelle épreuve, ce nouvel album tant attendu en est la plus parfaite catharsis, la plus belle manifestation, dans ce qu’elle a d’humain, de digne, de beau. Peut-être que jadis MASTODON aurait proposé un recueil plus ombragé et douloureux, quelque chose de globalement plus tourmenté qui ressemblerait aux bourrasques tempétueuses qui viennent habituellement contraster bon nombre de leurs chansons, de plus en plus subtiles au fil des ans - mais ici, seuls des chapitres comme "The Crux", "Pushing The Tides" ou "Savage Lands" illustrent avec force, non pas le chaos, mais l’émoi, la peine. Et point de colère ici, point de réelle violence, mais plus précisément cette acceptation et l’apprivoisement naturel de ces sentiments à fleur de peau. Dans leurs contrastes, dans leur houle, on en devine les tourments, les crevasses, les chutes : mais « Hushed and Grim » repose sur des dynamiques tellement stellaires et lumineuses, bien plus apaisées que ce à quoi les quatre musiciens ont pu nous habituer jusqu’ici. Tant de passages si aériens, posés, harmonieux et graciles qui écartent les lourds rideaux de leurs ténèbres pour venir nous baigner dans une lumière consolante, comme un baume magique dont les effets durent et durent encore. Si la pochette, encore une fois impressionnante, pouvait augurer tant de noirceur et de fardeau, elle laisse entrevoir mille messages et symboles, et capture surtout ce bijou étincelant, certes hanté, mais guère dans le sens lugubre du terme - spirituel plutôt. Mystique. 

Pour autant MASTODON ne vire pas Peter Gabriel : il lui a toutefois emprunté l’un de ses producteurs des années 80 - tout en jouant même sur des inflexions ethniques, quasi world sur l’exceptionnel "Dagger". Car David Bottrill est déjà bien connu chez les fans de TOOL, de KING CRIMSON, de RUSH ou de MUDVAYNE pour les miracles qu’il a su opérer sur leurs oeuvres majeures : ces quelques modestes (!) références donneront une petite idée du talent abyssal de l’homme. Aussi riche et complexe qu’il pourrait paradoxalement paraitre sobre, bien moins compact et condensé que de coutume, « Hushed and Grim » se déploie dans une envergure hallucinante et saura assurément séduire le plus exigeant des auditeurs, comme le plus novice : c’est loin d’être un gros mot, mais il est le « Black Album » de MASTODON - la comparaison étant hélas si souvent usurpée, à tort, mais hey, le mètre-étalon est redoutable. Un morceau comme "Had It All" pourrait séduire les plus réfractaires au metal habituel, tant il sonne comme une "ballade" avec ses codes plus convenus, tandis que d’autres majestés soniques viendront dérouter les ayatollahs les plus pointilleux du rayon metal prog. Et si la notion de "progressif" reste une évidence ici, n’en oublions pas le metal : oui MASTODON reste un groupe de metal, mais de metal intelligent, comme l’est, cocorico, GOJIRA. Ou par moment comme peut l’être KILLING JOKE, une des quelques vignettes qui peuvent sauter aux oreilles tant certains vocaux se rapprochent des lignes et de la profondeur de Jaz Coleman. Les parties de guitares sont, quant à elles, à couper le souffle, et certains soli habités nous emmènent très loin, comme un certain David Gilmour pouvait se le permettre sur le grand opera rock - et double album - de PINK FLOYD, « The Wall » ; tandis qu’ailleurs, ça peut encore tout simplement shredder grave. Entre modernité totale et sauts très subtils dans un passé où il puise quelques tics progs justement (quelques sonorités de synthétiseurs ci et là, comme sur "Gobblers Of Dregs" par exemple) « Hushed and Grim » n’oublie pas d’être heavy, heavy et majestueux à la fois, heavy et aérien, heavy et ample, heavy et stratosphérique, heavy et sans aucune restriction sonique. Heavy et libre.

Enfin au-delà des compositions, de leurs tessitures, de leurs ingéniosités, de leurs surprises à tiroir signatures, que dire de l’harmonie de ces trois voix si différentes mais qui se succèdent, se superposent ou se tissent au diapason avec une aisance déconcertante ? Ce qui était l’une des composantes significatives de leur son, de leur musique, atteint désormais un niveau de perfection fou, le parallèle avec les BEATLES ou QUEEN pouvant être évoqué sans complexe. Une mention particulière à l’incroyable Brann Dailor qui outre son travail colossal derrière sa batterie, entre démonstration coutumière et sobriété dans l’exécution, s’avère être un chanteur remarquable dont la clarté et les émotions si tangibles vous transpercent littéralement, et offrent encore davantage de lumière et d’espoir derrière autant de mouvements complexes. 

Pour finir, un double album "conceptuel" aussi riche et cohérent ne pouvait pas s’achever sans une dernière passe d’arme héroïque, sans une ultime manoeuvre théâtrale : "Gigantium" est de ces conclusions bouleversantes qui laissent l’auditeur abasourdi, ahuri, exsangue. Comment vivre après ça ? Comment écouter autre chose ? Comment enchaîner ? L’emphase et la puissance conjuguées étant aussi fantastique et merveilleuse, épique et grandiose avec ce renfort de cordes forcément dramatiques, que l’on ne peut qu’être submergé par une forme d’exaltation, le genre de frisson, d’ivresse, voire de transe que l’on peut éprouver à l’issue d’un « Tommy » ou de « The Wall » à nouveau. 

Dernière recommandation, par pitié n’allez pas découvrir cette splendeur sur YouTube, sur un téléphone de merde ou sur une enceinte 5 watts : attendez le moment propice de le déguster sur une bonne vieille chaine stéréo digne de ce nom, vous savez ces gros trucs lourds et encombrants qui nous permettaient, il n’y a pas encore si longtemps, de disparaitre de la réalité en plongeant dans le monde virtuel d’un album - si possible double... à condition qu’il soit sublime.

Blogger : Jean-Charles Desgroux
Au sujet de l'auteur
Jean-Charles Desgroux
Jean-Charles Desgroux est né en 1975 et a découvert le hard rock début 1989 : son destin a alors pris une tangente radicale. Méprisant le monde adulte depuis, il conserve précieusement son enthousiasme et sa passion en restant un fan, et surtout en en faisant son vrai métier : en 2002, il intègre la rédaction de Rock Sound, devient pigiste, et ne s’arrêtera plus jamais. X-Rock, Rock One, Crossroads, Plugged, Myrock, Rolling Stone ou encore Rock&Folk recueillent tous les mois ses chroniques, interviews ou reportages. Mais la presse ne suffit pas : il publie la seule biographie française consacrée à Ozzy Osbourne en 2007, enchaîne ensuite celles sur Alice Cooper, Iggy Pop, et dresse de copieuses anthologies sur le Hair Metal et le Stoner aux éditions Le Mot et le Reste. Depuis 2014, il est un collaborateur régulier à HARD FORCE, son journal d’enfance (!), et élargit sa collaboration à sa petite soeur radiophonique, HEAVY1, où il reste journaliste, animateur, et programmateur sous le nom de Jesse.
Ses autres publications

3 commentaires

User
Laure BOULANGIER
le 03 nov. 2021 à 18:35
Merci pour cette chronique magistrale qui apporte un réel éclairage à cet album complexe
User
Fred K-oss
le 22 nov. 2021 à 20:30
Tellement d'accord avec toi ! Cet album complexe est à la mesure de ce qu'ont pu accomplir des groupes comme Pink Floyd ou King Crimson, avec cette dimension profondément immersive. En écoutant cet album, je ressens cette sensation très particulière, une émotion familière et rare, avec un son et un univers bien à eux, moderne, mais intenporel. C'est beau, c'est juste. C'est juste beau.
User
Gilles Schmitt
le 01 déc. 2021 à 12:53
Totalement juste votre critique je l’écoute quasiment en boucle MAGNIFIQUE
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