6 décembre 2022, 18:03

WHITE WARD

Interview Yurii Kazaryan & Andriy Pechatkin


En juin dernier sortait, malgré tout, le très bel album « False Light » des Ukrainiens WHITE WARD. Leur post-black aux atmosphères sombres et prenantes ont alors montré au monde que la créativité ne craignait pas la guerre et que la musique traversait de toute façon les frontières. Le guitariste Yurii Kazaryan et le chanteur/bassiste Andriy Pechatkin ont réussi à s’entretenir avec HARD FORCE sur leurs messages, leur vie et leur inspiration sans faille. Un entretien authentique et puissant.
 

Merci de prendre un peu de votre précieux temps pour répondre à nos questions. La première chose que nous voudrions bien sûr vous demander est : comment allez-vous ? Comment ça se passe pour vous en Ukraine ?
Andriy : Nous essayons de vivre en dépit de grosses pannes : cela fait des jours qu’il n'y a pas d'électricité, de chauffage ni d'approvisionnement en eau. Cependant, c'est un problème mineur par rapport à ce à quoi les gens sont confrontés sur la ligne de front ou dans les territoires occupés. Tout le reste est OK. Nous luttons contre les restes de l'empire qui aurait dû être détruit il y a des années, donc toutes les difficultés auxquelles nous sommes confrontés sont un prix raisonnable que nous payons pour notre liberté et notre victoire.
Yurii : Au cours des 2-3 derniers mois, nos forces armées ont remporté beaucoup de succès et ont libéré de nombreux territoires dans les régions de Kharkiv et de Kherson et dans la ville de Kherson elle-même. La libération de Kherson a été une vraie fête pour nous et je pense que la plupart des Ukrainiens ont pleuré ce jour-là. Mais on est encore loin de la fin, donc on ne peut pas se détendre car il reste encore beaucoup à faire.

Est-ce que vous sentez que vos fans vous soutiennent et essayent de rester en contact avec le groupe ?
Yurii : Bien sûr, nos fans sont toujours très actifs - ils commentent nos publications, nous écrivent personnellement en se souvenant et en comprenant notre situation actuelle. Bien sûr, aujourd’hui le thème de la guerre n'est pas aussi présent pour la plupart des étrangers que pendant les premiers mois après l'invasion, mais je le comprends tout à fait. Les gens se sont remis du choc, ils vivent leur propre vie et ne prêtent plus autant d’attention qu'avant aux nouvelles et aux choses qui se passent ici. Même si cela affecte indirectement presque tout le monde dans ce monde, je ne peux pas les juger, car je me souviens de ce que moi et la plupart des Ukrainiens ont ressenti à propos de la guerre du Donbass pendant 2015-2021 lorsque le conflit était gelé. Nous avons aussi vécu nos vies et n'y avons presque pas pensé (mais là, a posteriori, je pense que nous sommes coupables et que ce n'était pas bien). Bien sûr, l'ampleur de la catastrophe est absolument différente maintenant par rapport à 2015-2021, mais nos fans étrangers ne vivent pas en Ukraine, ce n'est tout simplement pas leur pays.

Malgré tout, vous avez sorti un nouvel album en juin dernier. Il s'intitule « False Light » et ce qui frappe d'abord, c'est la pochette. Alors que « Love Exchange Failure » était très moderne et urbain en 2019, celle du nouvel album présente une ancienne grange au milieu d'un champ. Est-ce une façon pour WHITE WARD de montrer à quel point vos horizons sont variés ?
Yurii : Les illustrations de chacun des singles de « Love Exchange Failure » sont directement liées au concept et à l'idée lyrique de l'album. Toute l'esthétique de l'œuvre est basée sur des lieux où se déroule l'action expliquée dans les paroles. Andriy vous en dira plus à ce sujet. En fait, pour être bref la pochette de « False Light » est liée à l'idée de quitter la mégalopole (le thème urbain est expliqué dans l'album précédent) à la recherche d'une vie meilleure.

On suppose que l'album a été écrit et composé avant les événements récents dans votre pays, mais les thèmes utilisés dans les différentes chansons correspondent totalement aux problèmes auxquels vous pouvez être confrontés en ce moment. Peux-tu nous en dire plus Andriy sur ce qui t'a inspiré pour les 8 chansons de « False Light » ?
Andriy :
L'inspiration pour ce disque est venue de deux écrits. Le premier est Intermezzo de Mykhailo Kotsubinsky, une fiction psychologique tirée de la littérature ukrainienne. Son narrateur en a assez de la vie citadine et cherche du réconfort à la campagne. Le récit a été écrit il y a plus d'un siècle alors que même une grande ville ukrainienne était tranquille et agréable par rapport aux environnements modernes. Ainsi, le personnage principal se rend dans un village et trouve le salut en ne faisant qu'un avec la nature. Le narrateur du disque est confronté à la même situation et cherche de l'aide au même endroit, mais l'histoire présente plusieurs subtilités.
Le deuxième élément d'écriture entre ici en jeu : notre personnage, comme le prince Siddhartha Gautama, fait face à la vie telle qu'elle est, avec tous ses moments affreux qu'on ne voit pas quand on vit dans un palais - une grande mégalopole si on parle de notre histoire.
"Leviathan" révèle l'état actuel d'un citadin stressé qui a besoin de repos. Malgré tous les bienfaits de la civilisation, le narrateur ressent un vide intérieur qui ne cesse de grandir et qui ne peut être comblé par les mégalopoles modernes et la surconsommation associée à laquelle nous participons tous.
"Salt Paradise", ce sont des attentes qui sont souvent bien plus élevées que les résultats réels, ce qui est une raison de frustration sans cesse croissante. C'est pourquoi la meilleure façon d'éviter cet état est de ne rien attendre du tout et de profiter des résultats de vos actions. Comme le narrateur anticipe trop sur son environnement, il est en déséquilibre avec le monde qui l'entoure. Cette situation l'oblige à explorer d'autres lieux dans l'espoir d'une réalité meilleure.
"Phoenix" s'inspire d'événements réels. Il dévoile l'histoire qui s'est déroulée dans la région de Kherson, où pousse la plus grande forêt artificielle d'Europe. Des entreprises locales protégées par les autorités ont déclenché des incendies de forêt, détruisant le bois. Ensuite, les entrepreneurs ont obtenu le droit de déboiser le territoire touché par la catastrophe et exporter le bois. Il y a plusieurs années, une militante locale a tenté d'empêcher cette ignominie. Pour ses tentatives de sauver la forêt, elle a été recouverte d'acide sulfurique et est décédée plusieurs mois plus tard.
"Silence Circles" traite de la violence domestique. Malheureusement, de nombreuses victimes ne signalent pas le crime, essayant de "sauver" la famille. C'est qu'ils restent silencieux.
"Echoes In Eternity" est dédié à mon père, Petro Pechatkin, décédé le 12 novembre 2021, alors que nous travaillions sur le disque.
"Cronus" est une autre chanson inspirée d'événements réels. La chanson dévoile l'histoire d'un garçon de cinq ans tué par des policiers. Il a subi une grave blessure à la tête suite à un tir dans sa cour.
"False Light" s'inspire de la compréhension qu'il n'y a pas de meilleur endroit : toutes les zones habitées par des personnes créent toujours des conditions de vie insupportables. Notre culture est basée sur la reproduction et la copie imparables d'images lumineuses. Tout ce que la culture dominante moderne considère comme important est une fausse lumière - un reflet déformé de quelque chose. C'est comme la conclusion suivie de "The Downfall" - une sortie instrumentale.


La musique semble importante pour faire passer vos messages et vous évader de votre réalité, de la réalité en général ?
Yurii :
Pour moi, faire de la musique n'est définitivement pas un moyen d'échapper à la réalité, car c'est ma réalité elle-même. Créer de la musique est un moyen de m'exprimer, de sublimer des émotions, des sentiments, une occasion de parler de choses qui nous intéressent ou de choses qui nous dérangent. Et il n'est pas nécessaire que le but soit de plaire aux gens et de leur envoyer des messages. Je pense que la créativité et l'art en soi sont un moyen de communication mais plus sur le plan émotionnel. Car si votre but est de faire passer un message précis alors mieux vaut utiliser des méthodes plus efficaces comme la littérature ou le journalisme par exemple.
Mais de toute façon, oui, nous parlons de choses importantes et de problèmes réels pour notre monde et notre société, donc si les gens parviennent à décrypter nos messages en écoutant la musique ou en lisant nos paroles, nous en serons ravis.

La musique de « False Light » fait suite à celle de « Love Exchange Failure » mais elle semble plus fédératrice, plus accessible peut-être. Aviez-vous l'intention de toucher un public plus large, même si l'album précédent était déjà très réussi ?
Yurii :
La seule façon d'atteindre un public plus large est simplement de rendre un album meilleur à tous égards. Et c'est notre objectif avant tout - rendre notre musique meilleure. Atteindre un public plus large est plutôt une conséquence de cela. D'un autre côté, nous comprenons que pour certaines personnes (qui étaient déjà nos fans depuis des années) nous ne dépasserons jamais « Love Exchange Failure » car pour eux il était comme un album "wow", quelque chose de frais et de nouveau pour eux et leur lien émotionnel avec lui est très important dans ce cas. Et je les comprends parfaitement personnellement, car j'ai moi-même beaucoup d'albums de ce genre.

Je dirais que « False Light » est tout simplement parfait, un équilibre idéal entre agressivité et émotions, des passages traditionnels et acoustiques artistiquement combinés avec des riffs et des rythmes de guitare lourds. Avez-vous trouvé une recette magique ?
Yurii :
Je ne sais pas, peut-être que c'est juste un feeling naturel. Je pense que la musique est trop abstraite et subjective pour qu'il puisse y avoir des algorithmes absolus ou des "recettes". C'est comme un flux où les idées se développent et naissent au cours du processus de composition, une par une.

"Salt Paradise" par exemple est une chanson très atmosphérique, lente, paisible et jazzy avec des voix claires et profondes. Que peux-tu nous dire sur cette chanson spécifique qui ouvre sur un nouveau monde ?
Yurii : J’ai composé un petit riff en utilisant la guitare acoustique bon marché de mon grand-père et j'ai pensé que ce serait une bonne idée de créer une telle chanson dans le style folk sombre américain avec quelques influences gothiques et occidentales. De mon point de vue, cette idée semblait très appropriée au concept des paroles et esthétique de l'album. De plus, j’ai eu l’idée d'inviter Jay Gambit à enregistrer les voix de cette chanson et à la rendre encore plus atmosphérique.

Au contraire, des chansons comme "False Light" sont très agressives, typiques du black/death metal avec quelques breaks et des passages plus mélodiques. Sont-ils le côté obscur de WHITE WARD ?
Yurii : Je ne pense pas. Certaines de nos chansons non metal portent en elles des images et des émotions beaucoup plus sombres. Et c'est précisément la raison pour laquelle nous avons utilisé des sons "calmes" pour ces parties - il était tout simplement impossible de transmettre l'atmosphère nécessaire avec un ensemble d'instruments "metal" standard.
Comme exemple, nous pouvons prendre la chanson "Silence Circles": nous avons utilisé des parties influencées par le jazz sombre avec des synthés sombres et des extraits du film Possession (1981) pour présenter à l'auditeur l'atmosphère, l'image et le thème de la chanson. Si ce n'était pas ces parties sombres et lentes, ce ne serait qu'une chanson de plus avec des riffs sympas et nous n'atteindrions jamais l'ambiance necessaire.

"Downfall" clôt l'album avec un message très précis sur la religion semble-t-il. Quelle a été ton inspiration pour cette chanson et les paroles qui y sont utilisées ?
Yuri :
Il ne s'agit pas que de la religion elle-même. Il s'agit de désobéissance face à la volonté de quelqu'un d'autre, ou même de la société, de contrôler et de créer les "normes" mondiales. Comme un acte de liberté et d'indépendance. Parce que beaucoup de problèmes humains modernes et la réticence au progrès sont basés sur le manque de volonté et la détermination à "sortir du flux". Ces mots sont tirés d'une des conférences d'Erich Fromm.

"Cronus" comporte quelques passages gothiques/post-rock qui donnent de l'intensité à l'ensemble du morceau. Quelles sont vos influences musicales ? Quels groupes ou quel genre de musique écoutes-tu avant ou quand tu composes un nouvel album ?
Yurii :
L'intro de "Cronus" a été inspirée notamment par du shoegaze,du post-punk et de l’alternative-prog' comme THE CURE, SLOWDIVE et ANATHEMA. C'est donc comme un hybride de différents sons. Voici aussi quelques noms qui m’ont donné au moins une once d'inspiration pour composer "False Light": ULCERATE, ESBEN AND THE WITCH, SUN WORSHIP, KING DUDE, BAIN WOLFKIND, BACL, SINOIA CAVE, THE CURE, WOE, MYSPHYRIMING, DEATHSPELL OMEGA, Erik Enocksson, Kali Malone, Varg (musicien electro suédois), ULVER (les premiers albums). Je ne mentionne pas le dark jazz et d'autres musiciens comme Bohren & Der Club Of Gore et Angelo Badalamenti car c'est déjà une source "classique" de notre inspiration.

"Leviathan" et "Cronus" sont les premiers singles du disque. Comment les avez-vous choisis ? Pourquoi ces chansons pour présenter « False Light » ?
Yurii :
D'un côté, "Leviathan" est une chanson qui peut en dire beaucoup sur le style et l'esthétique de l'album dans son ensemble et "Cronus" est une chanson pas très longue, dans le cas de WHITE WARD, avec beaucoup de riffs accrocheurs qui ne surchargeront pas l'auditeur avec différentes expériences et pourrait attirer l'attention de personnes qui ne nous connaissaient pas auparavant. Stratégie assez simple, hehe.

Savez-vous si vous pourrez de nouveau promouvoir votre nouvel album sur les scènes d'Europe ?
Yurii :
Après le début de la guerre, nous avons joué des concerts caritatifs à Odessa et à Kiev. De plus, nous avons eu l'occasion de jouer 5 concerts lors de notre mini-tournée européenne en septembre-octobre. Nous sommes maintenant en train de planifier une tournée pour avril 2023 et de nombreux concerts et festivals pour l'année prochaine, alors restez connectés et vous saurez tout !
Nous pouvons déjà vous dire que nous jouerons l'intégralité de l'album « False Light » au Roadburn 2023.

Plus généralement, est-ce plus difficile pour vous de promouvoir votre musique ? Et est-ce que les réseaux sociaux vous aident à vous échapper des frontières de votre pays et peut-être à rester en contact avec votre public à l'international qui continue quoi qu'il arrive de vous suivre  ?
Yurii :
Je pense qu'il est évident que les réseaux sociaux nous aident à promouvoir la musique et à communiquer avec les fans. Bien sûr, la majeure partie de la promo est faite par notre label, mais nos réseaux sociaux restent un instrument très important. C'est pourquoi nous sommes encore plus populaires aux États-Unis et dans l'ouest de l'UE qu'en Ukraine - depuis le début de notre carrière, nous avons davantage utilisé Facebook que les médias sociaux locaux et cela nous a aidés à atteindre une base de fans dans ces régions.

Quelles sont vos attentes pour les mois à venir ?
Yurii :
Eh bien, il y a 2 semaines, j'aurais dit quelque chose d'autre, mais à l'heure actuelle, j'espère que la situation de l'électricité en Ukraine se stabilisera ou du moins ne s'aggravera pas, car cela a un impact direct sur notre possibilité de créer et de jouer de la musique à la fois à la maison et au local de répétition pour préparer la tournée du printemps. Bien sûr, nous trouverons de toute façon comment résoudre ce problème - achèterons un générateur diesel, par exemple. Si un missile russe ne tue aucun d'entre nous, bien sûr, (rires). Il s'agit de frappes de missiles terroristes russes sur l'infrastructure énergétique ukrainienne. Ils veulent nous casser, mais ils ne le pourront jamais. Fuck them - nous les battrons, sortirons de l'obscurité et apporterons toute la puissance de l'underground ukrainien en Europe l'année prochaine.

Nous vous souhaitons juste le meilleur à venir et nous espèrons vous voir bientôt en France...
Yurii : Merci beaucoup pour cette interview. C'est un plaisir pour nous et le message principal que je voudrais partager avec les gens autour de vous c’est : soutenir l'Ukraine et les forces armées ukrainiennes, vous soutenir vous-mêmes et investir dans notre avenir commun et l'avenir de l'humanité sans terreur autoritaire et totalitaire.

Blogger : Aude Paquot
Au sujet de l'auteur
Aude Paquot
Aude Paquot est une fervente adepte du metal depuis le début des années 90, lorsqu'elle était encore... très jeune. Tout a commencé avec BON JOVI, SKID ROW, PEARL JAM ou encore DEF LEPPARD, groupes largement plébiscités par ses amis de l'époque. La découverte s'est rapidement faite passion et ses goûts se sont diversifiés grâce à la presse écrite et déjà HARD FORCE, magazine auquel elle s'abonne afin de ne manquer aucune nouvelle fraîche. SLAYER, METALLICA, GUNS 'N' ROSES, SEPULTURA deviendront alors sa bande son quotidienne, à demeure dans le walkman et imprimés sur le sac d'école. Les concerts s'enchaînent puis les festivals, ses goûts évoluent et c'est sur le metal plus extrême, que se porte son dévolu vers les années 2000 pendant lesquelles elle décide de publier son propre fanzine devenu ensuite The Summoning Webzine. Intégrée à l'équipe d'HARD FORCE en 2017, elle continue donc de soutenir avec plaisir, force et fierté la scène metal en tout genre.
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