On ne s’était jamais vraiment pardonné d’avoir raté son bac. Ouais, son baccalauréat. Parce que si je l’avais eu cette première année-là, je serais parti faire mes études, comme convenu, à Bordeaux, un an plus tôt. Alors que je n’y suis arrivé qu’en septembre 1994 pour une rentrée contrariée, quatre mois après l’affiche PRONG et LIFE OF AGONY de passage au Théâtre Barbey, salle qui allait m’accueillir à de nombreuses reprises dans les mois et années suivantes. Je m’en suis toujours mordu les gencives d’avoir raté cette tournée étourdissante (qui comptait aussi THE OBSESSED en special-guest !!), et si j’ai pu me rattraper quelques fois en allant voir ces groupes, séparément, à l’avenir, rien ne venait réellement cautériser la plaie d’avoir manqué ça de peu – parce que bien sûr j’avais appris l’info qu’après, dans une ère sans internet.
Alors quand l’occasion de se voir accorder une deuxième chance pour assister à un tel package se présenta, impossible de faire la fine gueule ou le flemmard du dimanche soir – et ne pas aller prendre sa caisse pour faire les cent bornes aller/retour qui séparait mon foyer doux foyer cosy et hivernal, de Vauréal dans le Neuf Cinq. Parce que oui, en 2023, c’est en lointaine banlieue, au fameux Forum, que se tenait l’affiche de mes rêves en ce début d’année.
On a gentiment apprécié le punk-rock bien énervé des demoiselles de TARAH WHO?, trio franco-californien de post-grunge aux effluves L7 qui a efficacement échauffé le public déjà bien présent dans la salle – et qui n’allait pas tarder à être remplie comme il se doit dans ce bien sympathique endroit qui vit ses dernières heures dans son enceinte initiale, avant que Le Forum 2 ne renaisse dans un complexe tout nouveau tout beau à exactement moins de deux mètres de distance, un projet bien ambitieux qui va placer la salle sous de nouveaux spotlights si la programmation s’étoffe ainsi encore plus.
Contrairement à l’affaire d’il y a 29 ans, ce n’est désormais plus PRONG qui trône en tête d’affiche : cela fait belle lurette que le trio new-yorkais n’est plus signé chez Epic/Sony et qu’il se contente de sorties d’albums aussi bons que bien plus confidentiels dans un underground qui, lui, ne les a pas oublié, le groupe étant devenu largement plus culte que bankable. D’ailleurs parmi les grands points communs des deux personnalités du soir, comment ces artistes si dignes et novateurs dans les années 90 ne rencontrent-ils pas davantage de reconnaissance ? Encore une bonne raison d’avoir la rage contre un système qui tend à privilégier le médiocre en favorisant le populisme et le nivellement par le bas. Mais ceci est un autre débat.
Pour l’heure – et en tout cas pour le petit créneau qui lui est imparti –, PRONG ne base son set minimaliste sous trois lampions qu’en l’articulant autour de TOUS ses tubes. S’il en manquera certes un paquet, l’ensemble du best of de son répertoire est ici asséné dans une grande décontraction, et avec toute la complicité des trois hommes, le capitaine chanteur guitariste Tommy Victor se montrant vraiment plus cool et détendu que jamais – peut-être que les lieux lui rappellent ici son lointain passé d’habitué et même d’ingé-son au CBGB dans les années 80 : en tout cas on ne peut pas faire plus underground qu’ici pour un groupe qui n’a jamais renié ses racines hardcore.
C’est principalement l’album « Cleansing » en 1994 (produit par Terry Date et qui aurait dû faire d’eux les nouveaux cadors des 90’s auprès de PANTERA, SEPULTURA et MACHINE HEAD), qui est représenté ce soir, avec pas moins de six extraits dépouillés à l’extrême, et qui dévoilent toute la quintessence de son songwriting dépouillé, pour le plus grand bonheur des fans : "Another World Device", "Broken Peace", "Whose Fist Is This Anyway", "Cut-Rate" (et sa longue partition tribale, minimaliste et heavy à mort qui fait trainer le riff sur sa fin – mais ce soir hélas bien tronquée), ou encore le tube (!) "Snap Your Fingers, Snap Your Neck", bijou premium du groove metal symptomatique de son époque. En rappel, seul le très hardcore "However It May End", justement, revalorise à peine le dernier quart de siècle du groupe, auquel les accros au trio préfèrent évidemment les classiques, tels "Unconditional" et bien sûr "Beg To Differ", LE morceau qui a permis à bon nombre de jeunes gens de découvrir le groupe en 1990. Auprès de son désormais fidèle bassiste punk Jason Christopher et, sur cette tournée européenne, du batteur Jason Bittner qui impressionne avec des patterns qui n’ont rien à envier à Paul Ferguson de leurs idoles de KILLING JOKE, Tommy Victor semble être un jeune sexagénaire apaisé, qui ne fait pas son âge et prouve à chaque mimique, et même dérision, tout le bonheur qu’il éprouve à être encore sur scène.
Assez rapidement, c’est enfin au tour des headliners de venir séduire un public très attentif : c’est au son du "Hey You" du « The Wall » de PINK FLOYD que tour à tour les musiciens de LIFE OF AGONY prennent position de leur petite scène, devant un backdrop phosphorescent qui fait son petit effet avec les maigres lights bleues ou pourpres qui offrent des ambiances plus tamisées et feutrées, idéales pour créer cette intimité avec le metal émotionnel des new-yorkais. Si le guitariste historique Joey Z est définitivement celui qui instaure une méchante ambiance avec ses invectives et véhémences typiquement hardcore, son renfort aux choeurs rappelant la proximité artistique avec TYPE O NEGATIVE avec qui ils ont partagé leurs débuts (notamment sur l’inquiétant "Words And Music"), forcément les moments les plus délicats et sensibles sont offerts par Mina Caputo, qui se montre toutefois suffisamment acide et cynique sur bon nombre de ses interventions entre les morceaux.
Sur cette tournée précoce, le groupe fête très dignement le trentième anniversaire de son premier album « River Runs Red », sorti en octobre 1993 : les dix morceaux de l’album sont joués exactement dans l’ordre initial, avec leurs regrettables pistes intermédiaires comme illustrations sonores, bien trop longues et sans intérêt pour le live, brisant le rythme. Mais c’est chipoter, parce que ces classiques prennent une dimension plus phénoménale encore sur scène : à l’époque, LOA c’est un mélange aussi savant que spontané de hardcore typiquement Brooklyn, d’inflexions martiales à la TYPE O’ justement, de punk gothique à la DANZIG et de BLACK SABBATH. Beaucoup de BLACK SABBATH même : entre les accélérations typiquement NYC de ces morceaux aussi efficaces que racés, directs et à tiroirs à la fois, les décélérations s’avèrent redoutablement pesantes et asphyxiantes, avec un son ici ultra massif, bien meilleur que pendant le set de PRONG, et qui accentue ces breaks méchamment heavy vers une tendance carrément doom. Et c’est juste jouissif. Forcément, « River Runs Red » a marqué toute une génération (la mienne) et même si certains extraits paraissent un poil plus obscurs, les brulots bien connus sont imparables, et se voient rafraichis ce soir par un groupe sur qui les âges n’ont strictement aucune prise. Dès "This Time", le set décolle et bien sûr, tous les regards sont tournés vers Mina Caputo, l’un des personnages les plus énigmatiques et attachants de la scène.
Après nous avoir régalé de cette relecture surpuissante d’un album appartenant à un certain âge d’or, LIFE OF AGONY embraye avec une deuxième partie de set, elle principalement axée autour du suivant « Ugly ». A l’époque, nombreux furent les fans déçus, le groupe ayant déjà basculé dans une veine beaucoup plus émotionnelle, en ayant drastiquement abandonné ses atours hardcore – mais quelle gifle, forcément différente, forcément plus nuancée : avec quatre titres choisis dont les poignants "Lost At 22", "Other Side Of The River" et surtout ce "Let’s Pretend" à chialer que Mina dédie à tous ceux qui ont perdu un parent cher, la nostalgie opère avec magie, et les musiciens maîtrisent leur art avec une classe folle, une fermeté qui fait honneur à leur rang, ainsi qu’une sensibilité contagieuse. "Scars" est le seul morceau récent de la set-list, tiré de leur dernier album en date en 2019, vite éclipsé par l’ultime "Weeds", tentative de single marquant lors du troisième album « Soul Searching Sun », totalement mésestimé.
Au final, cette sympathique soirée "entre nous" nous a offert un plateau de premier choix avec deux groupes qui ont accompagné notre vie pendant trente ans et à une époque où le metal était en train de complètement se réinventer, sans perdre ni de sa sève ni de sa fièvre – et trente ans après de telles révélations, ses représentants n’ont absolument rien perdu de ce charisme ni de se talent.