
NE OBLIVISCARIS : en latin, "n’oubliez pas", ou quand le passé forme les bases du présent, quand les souvenirs nous construisent et nous font devenir ce que nous sommes à l’instant T. Une vie sans passé est une vie creuse, où le néant nous engloutit. Les souvenirs, heureux ou malheureux, sont la transition vers un "à venir" qui s’invente et se réinvente perpétuellement. N’oubliez pas, non. N’oubliez surtout pas ce qui fait de vous cet être unique et singulier. Le groupe australien NE OBLIVISCARIS (NeO, pour faire plus court) en a fait son leitmotiv. Il s’invente, innove et conçoit une musique qui lui ressemble, une musique qui déborde des frontières de l’imaginaire, pour nous emmener sur des terres inexplorées, en devenir. Entre metal extrême, progressif, mélodique, manouche, musique classique et baroque, entre voix caverneuse et chant clair mélancolique, entre riffs plombés, cavalcades rythmiques et duels de violon, alto et guitare, le groupe fait fi des étiquettes et avance sur son propre chemin, avec un style inimitable. Sa quatrième offrande « Exul » est une nouvelle fois, une démonstration de talent extraordinaire. Et de créativité hors norme.
Cependant, il en aura fallu du temps au sextet (désormais quintet avec le départ du batteur Daniel Presland début 2022, après avoir enregistré ses parties) pour accoucher de cet album. La faute à la pandémie qui a cloué au sol toute velléité de conception et de progression dans l’enregistrement de ce disque. Avec un bassiste italien (Martino Garattoni), un guitariste français (Benjamin Baret) et le reste du groupe (Xenoyr au chant saturé, Tim Charles au chant clair, violon, alto et claviers, Matthew Klavins à la guitare et Daniel Presland donc à la batterie) confiné en Australie, il aura fallu pas moins de sept studios et trois pays différents pour en venir à bout. Et si son accouchement a été difficile et a failli mettre en péril la survie du groupe, « Exul », par sa portée émotionnelle, poignante et sombre, prouve que le groupe a surmonté les épreuves avec brio.
Les morceaux prennent le temps de développer des ambiances, de cheminer à travers l’esprit, et cependant, on ne ressent aucune lassitude à leur écoute car tout est intelligemment construit. Tout fait sens, à l’image de "Equus", sublime morceau d’ouverture qui s’étale sur plus de 12 minutes, et nous transporte dans ces souvenirs du passé, bons ou mauvais, qui nous poussent vers un nouvel horizon. Lorsque la terre brulée renait de ses cendres et que les jeunes pousses, éclatantes de lumière, exposent leur verdure au sein de la noirceur. Hommage à cette terre qui est partie en fumée en 2019 suite aux terribles incendies qui ont ravagé l’Australie, hommage à ceux qui sont partis (humains et animaux), mais hommage aussi à la force de renaissance et aux cycles de vie et de mort qui nous forgent. Preuve de cette résilience qui est en nous et nous permet de surmonter bien des épreuves.
Les voix de Xenoyr et Tim Charles se complètent superbement, le premier grondant et menaçant et le deuxième, lumineux et mélancolique. La section rythmique est époustouflante, la batterie de Daniel Presland est prise dans une course effrénée et maitrisée, double pédale en tête, et le son de basse de Martino Garattoni est juste parfait, entre rondeur groovy et mélodicité, notamment pendant ce solo à tomber sur "Graal". Quant aux guitares de Matthew et Benjamin, elles assurent la force, la puissance, la douceur, avec le violon de Tim comme chef d’orchestre. En effet, si les cordes frottées semblent plus prééminentes sur cet album que sur les ouvrages précédents du groupe, elles servent aussi de fil conducteur et s’intègrent superbement à la musique pour lui donner une dimension baroque et émotionnelle supérieure qui prend aux tripes tout au long de l’écoute. Ici, les cordes sont traitées comme de véritables instruments à part entière (et pas moins metal que les autres instruments), et non comme un fond symphonique ou orchestral.
"Misericorde" est une longue pièce épique qui se découpe en deux parties : "Misericorde I - As The Flesh Falls" et "Misericorde II - Anatomy Of Quiescence". Ce morceau aborde le sujet d’une maladie au stade terminal, et ce qu’il se passe dans le corps et l’esprit de la personne atteinte, quand les souffrances abondent, que le corps nous trahit et qu’on ne peut plus lutter. Alors que la première partie, par son côté agressif, brut et rapide évoquerait les attaques de violence que la maladie inflige, avec ses guitares et ses growls mis en avant, la seconde partie, plus axée sur les cordes, et dotée d’un solo de guitare somptueux de Benjamin Baret, monterait toute la vulnérabilité du corps et de l’âme, lorsque l’on sent que la fin approche. Un morceau exceptionnel, poignant et d’une intensité à peine descriptible, tant il confine au sublime.
"Suspyre" met la voix gutturale de Xen en avant, portée par une rythmique furieuse, une basse très présente et un passage en guitare acoustique orientée manouche absolument superbe que l’on doit, une fois encore, au frenchy surdoué, Benjamin Baret. "Graal" traite de l’oppression et ses conséquences sur le voyage intérieur et la lutte quotidienne pour comprendre son moi-profond, sa véritable valeur. L’album s’achève sur "Anhedonia", un court morceau sans paroles, où les claviers, la voix de Tim Charles et le violon tour à tour mélodique, crissant et crispant laissent une impression de désolation et de tristesse infinie. Tristesse qui s’infiltre dans chaque pore de la peau, comme une lente agonie.
Produit, mixé et masterisé impeccablement par Mark Lewis à Nashville, Tennessee, ce quatrième album de NE OBLIVISCARIS est aussi doté d’un artwork magnifique crée par Xenoyr, représentant un chevalier en armure au sein d’une tempête tourbillonnante. Si la musique de NeO est exigeante et demande un investissement certain de la part de l’auditeur, la récompense auditive et émotionnelle est à la hauteur de la Beauté qu’elle recèle. Dans un monde de plus en plus déraciné, « Exul » explore la symbolique du départ, éternel départ, celui qui nous pousse hors de nos frontières, celui qui nous oblige à nous réinventer, ainsi que le départ, définitif celui-là, qui nous attend tous... Et que nous reste-t-il, sinon les souvenirs ? Alors, n’oubliez pas. N’oubliez pas celui que vous êtes, ce que vous avez accompli, de bon ou de mauvais, ceux que vous avez aimé, ou haï. Non, n’oubliez pas ! Car les souvenirs forgent le présent et bâtissent l’avenir.