
Trois titres. Trois titres seulement... dont une reprise ! Et pourtant, la chronique de cet EP s’inscrit dans un mouvement bien plus vaste, amorcé il y a plus de... 30 ans ! Ce fût d’abord l’éviction de Vince Neil, en 1992, l’échec commercial de l’album éponyme auquel contribua John Corabi, deux ans plus tard, l’expérimental « Generation Swine » (1997), histoire de coller à l’air du temps, le terne « New Tattoo » (2000), pour tenter de renouer avec ses racines, puis « Saints Of Los Angeles » (2008), co-écrit avec James Michael, DJ Ashba ou encore Marti Frederiksen, car l’inspiration faisait – déjà – grandement défaut.
Pour le dire vite, depuis cette décennie magique et hors-normes des 80’s, de « Too Fast For Love » (1981) à « Dr. Feelgood » (1989), MÖTLEY CRÜE se cherche. Et ne s’est jamais (re)trouvé. S’ensuivront donc beaucoup, beaucoup, beaucoup de compilations en tout genre, afin de faire fructifier l’héritage et de capitaliser un maximum : des « Best Of », bien sûr, un « Supersonic And Demonic Relics », un « Loud As F@*k », des « Music To Crash Your Car To » à l’intitulé de très mauvais goût, pour qui connaît l’histoire du groupe, un « Red, White & Crüe », des « Greatest Hits », évidemment, et tous les albums réédités régulièrement à coup de « Crücial Crüe » et autres prétendus inédits qui n’en sont plus depuis belle lurette. Y a pas à dire : les fans de MÖTLEY CRÜE sont pétés de tunes ! Ou l’étaient...
Et puis, de temps en temps, le CRÜE daignait aussi nous pondre un single censé justifier les tournées planétaires et les centaines de millions engrangés. Il y eut d’abord "Sex", en 2012, pour nous rappeler que le CRÜE fût un gang-band outrageux durant les eighties, puis "All Bad Things Must End", pour faire fondre notre p’tit cœur métallique et ainsi nous motiver à prendre un billet pour ce qui avait été savamment orchestré comme étant la – fameuse – dernière tournée de la formation, en 2015. Las ! Le succès de The Dirt, le film, obligera les quatre membres du CRÜE à reprendre du service et ainsi sortir de leur retraite (spirituelle), afin de délivrer la bonne parole à ce nouveau public friand de glam, de rock et de débauches plus humides les unes que les autres... D’où cette nouvelle compil, « The Dirt » (2019), cette fois-ci agrémentée de quatre inédits... dont une reprise. De la Madone, en l’occurrence. Sans véritable intérêt, d’ailleurs. Qui l’écoute encore ?
Cinq ans plus tard, un Mick Mars en moins, MÖTLEY CRÜE publie donc un EP. Trois titres en tout et pour tout, afin de ne pas déstabiliser et surcharger l’auditeur. C’est généreux de leur part. C’est aussi le minimum syndical, puisqu’en-dessous, il ne reste guère que le maxi ou le single. Mais ne vous méprenez pas : votre serviteur aime profondément le CRÜE, c’est même son groupe fétiche ! Pour autant, devant tant de foutage de gueule, répété consciencieusement année après année, il lui est impossible de rester bouche-bée et admiratif... Passons donc au contenu à proprement parler ; ce devrait être rapide.
Tout commence donc par "Dogs Of War", qu’il est ici inutile de chroniquer, puisque le morceau est sorti en... avril ! Trois titres, échelonnés sur cinq mois : Nikki est certainement devenu un cador en physique quantique, pour ainsi étirer le temps à (Whisky a) gogo... Au vu des deux autres morceaux proposés, on se dit que "Dogs Of War" n’est finalement pas si mal. Soyons fous : ça fonctionne même plutôt bien et le clip, signé Nick DenBoer, est franchement cool. Au point de donner une toute autre dimension au morceau lui-même. La belle envolée de John 5, en spectre-cul-de-jatte émergeant de sa benne, est un mélange de shred et de pyrotechnie. Très sympa, mais bien éloignée de ce qui a longtemps constitué l’essence même de MÖTLEY CRÜE : le riff qui tue. Mais là n’est pas le plus grave. Le clip de "Dogs Of War" est truffé de références à leur propre histoire, à leurs heures de gloire. Bref, à leur passé. Et si ces fameux "easter eggs" font sourire les fans, qui s’amusent à les débusquer et qui, à leur tour, se remémorent avec nostalgie ces moments perdus, ils sont surtout symptomatiques d’un groupe qui occupe l’espace... mais qui n’a plus rien à dire. Car MÖTLEY ne créé plus véritablement, se contentant de ressasser, sous un nouvel emballage, ce qui n’existe plus. Des morts-vivants : c’est peut-être là le véritable symbole – caché – du clip, façon The Walking Dead...
Car dans la logique de MÖTLEY CRÜE, le coffret des 40 ans de « Shout At The Devil » de novembre 2023, agrémenté de goodies, précède judicieusement le coffret des 35 ans de « Dr. Feelgood » (et ses goodies !), prévu pour novembre prochain. Si l’on célèbre ainsi les cinq premiers albums du groupe tous les cinq ans, on peut tenir quelques décennies ! Et cela tombe bien, puisque « Theatre Of Pain » fêtera ses 40 ans en juin prochain... Le troisième album des Californiens se concluait par un morceau à la rythmique dissonante : "Fight For Your Rights". Ce sera, à quelques parenthèses près, le titre du second morceau de l’EP : "(You Gotta) Fight For Your Right (To Party !)", une cover d’une chanson des BEASTIE BOYS en date de 1986. Mais là où la version des new-yorkais était habitée par une morgue, une insolence et une vitalité qui constituaient véritablement la colonne vertébrale du groupe, on sent le morceau du CRÜE poussif. Et inévitablement, on se questionne sur l’intérêt de faire une reprise d’un morceau basé sur l’énergie, en la reprenant sur le même mode, mais à 60 ans largement tassés ? Bien sûr, Nikki, Vince, Tommy et John font le taf, bien sûr, le titre cartonne déjà en live, la guitare s’en donne à cœur joie et la production de Bob est on ne peut plus... Rock. On sourit, aussi, lorsque Vince balance un « Tommy, Sixx, Five, let’s make some noise ! » qui fait clairement écho au « My buddies, Sixx, Mick and Tom » de "Smokin’ In The Boys Room". Mais cette fois-ci, cela se passe sans le ténébreux guitariste. Exit Mick, donc. Alors, on prend un mars et ça repart pour le dernier titre publié le 4 octobre : "Cancelled".
Et si les MÖTLEY se demandent – à juste titre – par quel miracle la cancel culture les a épargnés (d’autant qu’ils n’ont jamais cherché à cacher leurs (mé)faits d’armes, bien au contraire), on peut aussi retourner la question et se demander si ce qui faisait tout le piquant du groupe, son identité, n’est pas ce qui les a perdus ? Car les excès du CRÜE étaient intrinsèquement constitutifs de leur succès. Même chose pour la prétendue unité des quatre membres originels, qu’on nous avait vendue à prix d’or. Le départ de Vince, en 92, a brutalement mis fin à toute croyance. Celui de Mick nous a fait douter de l’humanité de certains membres. Quant à la sobriété affichée par d’autres – et même si l’on ne peut que sincèrement s’en réjouir – elle met un terme définitif au fourbi délirant qui constituait l’univers initial de MÖTLEY CRÜE : celui du rock’n’roll. Cet espace-temps débridé dans lequel la vie et la mort se côtoyaient à chaque instant, un univers masochiste au possible, et qui aurait pu avoir la peau de chacun d’entre eux. Ils s’en sont tous sortis, et c’est tant mieux.
Pour autant, peut-on imaginer ces sales gosses de Jackass équipés de coudières, genouillères et autres casques de protection pour effectuer leurs cascades, toutes plus débiles les unes que les autres ? Non. Évidemment. C’est la même chose pour MÖTLEY CRÜE. En cessant d’être ce qu’ils étaient, et en ne parvenant pas véritablement à se réinventer, ils se sont (auto)condamnés à errer dans leur propre passé. Comme perdus dans un épisode de la Quatrième Dimension, version noir et blanc. Jetez donc un œil à leur merchandising : depuis de nombreuses années, le groupe recycle ses nombreux logos et les photos d’époque en faisant des associations d’une période donnée avec une autre, afin de créer de nouveaux visuels, forcément anachroniques. Bref, le CRÜE est devenu maître dans l’art de faire du neuf avec du vieux. On est passé d’un groupe pour qui le rock constituait l’essentiel à des businessmen pour lesquels le marketing est devenu la référence ultime.
Toute sortie de single n’a désormais de sens que pour décliner un produit et le promouvoir : des rééditions, des célébrations, des tournées... ou des concerts sur le Sunset Strip, comme "à l’époque" ! Et pour ce "Höllywood Takeöver", les affiches ont été sciemment pensées pour rappeler les flyers tout pourris de 1981 et faire vibrer la corde sensible... Mais les shows au Troubadour, au Roxy et au Whisky a Go Go – clubs historiques des débuts – ont bien lieu en ce mois d'octobre 2024 ! MÖTLEY utilise encore et toujours son histoire et son imagerie d’antan pour faire l’actualité. Le groupe tourne en rond, se mord la queue (avec Tommy, ça ne doit pas être compliqué !) et évolue en cercle fermé. L’oxygène manque, fatalement, et la créativité s’en ressent.
Évidemment, le groupe prétextera que le marché a changé, qu’il est désormais nécessaire de s’adapter, qu’on ne gagne plus d’argent en vendant des albums... Peu importe. Pour qui aime créer, pour qui a quelque chose à dire et pour qui a les moyens – financiers – de ses ambitions, il n’y a pas d’excuse valable... si ? D’autres groupes, parfois plus anciens, ont ainsi fait d’autres choix. En début d’année, JUDAS PRIEST brandissait fièrement son « Invincible Shield », l’un des meilleurs albums de sa très longue carrière. Mais le Prêtre n’est pas seul à porter haut l’étendard en 2024. SAXON et ACCEPT, respectivement avec « Hell, Fire And Damnation » et « Humanoid », continuent de tracer leur voie, fidèles à ce qui a présidé à la formation de leur groupe : la foi. Même chose pour Mick Mars, longtemps présenté comme le grabataire du groupe, qui a su nous surprendre avec son premier album, « The Other Side Of Mars » et qui planche déjà sur le second.
"Cancelled", troisième et dernier titre de l’EP, est donc un mid-tempo comme MÖTLEY CRÜE en fait depuis des années. Probablement pour que Vince puisse tenir le coup en live. Le riff des premières secondes n’est pas sans rappeler le titre "Dr. Feelgood". Ça embraye ensuite rapidement sur un rythme plus hip-hop, c’est saupoudré de « woooooh aaaaaahhh », de gimmicks à la gratte, et ça se termine à la manière du "Epic" de FAITH NO MORE, avec le piano et tout et tout. Sauf que le morceau, au demeurant sympathique, n’a rien d’épique et qu’il sera vite oublié, comme tous les singles qui l’ont précédé ces dernières années. Malheureusement. Mais comment pourrait-il en aller autrement ?
Alors, et même si cette chronique n’en apporte pas une preuve éclatante, on se réjouit – très – sincèrement que le groupe existe encore, que ses membres soient tous en vie et qu’ils nous proposent de la nouvelle musique, de temps à autre. Mais l’on aimerait qu’ils aient tellement plus à nous offrir ! Car MÖTLEY CRÜE n’a pas été "effacé" par l’un des nombreux mouvements wokistes qui pullulent sur la planète ; il s’est lui-même sabordé. Et le problème ne tient pas simplement à la sobriété ou à un quelconque changement de mode de vie. Non, la réalité, c’est que MÖTLEY n’a jamais trouvé son second souffle, depuis la fin des 80’s. À ce titre, et avec le recul, on peut regretter que la formation n’ait pas persévéré dans la voie ouverte en 1994, avec John Corabi et le puissant album « Mötley Crüe ». Le titre, éponyme, se voulait être un symbole de renouveau. Et c’est bien sur lui que le groupe aurait dû bâtir, se refonder, puis réinventer son style. Ce ne sera malheureusement qu’un simple coup d’épée dans l’eau, l’album se voyant quasi-cancelled de sa discographie par le groupe lui-même ! Mauvaise pioche.