20 mars 2025, 18:00

DEAFHEAVEN

Interview George Clarke & Kerry McCoy


Après un gros coup de coeur pour leur tout nouvel album magistral, « Lonely People With Power », nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec George Clarke (chant) et Kerry McCoy (guitare), les deux membres originels du quintette américain DEAFHEAVEN, pour enrichir encore l’expérience.
 

De manière très pragmatique, « Lonely People With Power » est votre sixième album, mais c’est le premier à voir le jour depuis votre signature sur Roadrunner Records. Est-ce que l’entrée dans ce nouveau label a eu un impact particulier sur la création de l’album ?
George :
Oui, je pense que cela nous permet de nous présenter à un public qui n’est pas forcément familier avec ce que nous proposons et le fait de travailler avec une nouvelle équipe et de nouvelles personnes nous a poussés à délivrer le meilleur de nous-mêmes. Cela nous a aussi donné un regard neuf, comme si nous étions un nouveau groupe.

Au moment où nous nous parlons, le premier extrait de l’album, "Magnolia", a été dévoilé. Avez-vous déjà des retours ?
George : Oh oui, nous en avons de très bons. Les gens semblent apprécier le morceau et nous en sommes ravis. C’est l’un des premiers que nous avons composés pour l’album, et nous espérons que si les gens l’apprécient, alors ils adhèreront aussi au reste.

En parlant de convaincre, votre musique est réputée pour à la fois crisper les “trve”, qui trouvent qu’elle est trop calme pour du black metal, et les fans de shoegaze qui trouvent qu’elle est trop violente. Avec ce nouvel album, qui pensez-vous agacer cette fois-ci ?
Kerry : (rires) Je pense qu’il y a assez de tout pour se mettre tout le monde à dos cette fois.

Plus sérieusement, vous cultivez cet aspect hors de toute catégorie, ou c’est juste quelque chose qui surgit naturellement de votre processus créatif ?
Kerry : Nous écrivons notre musique comme témoin des personnes que nous sommes à l’instant T. Nous n’avons jamais vraiment cherché à provoquer tel ou tel résultat. Nous écrivons juste en fonction de ce qui nous semble marcher et qui résonne pour les cinq membres du groupe réunis dans la même pièce. Ensuite, on ajoute les paroles… et on voit.

Les paroles de vos morceaux sont d’ailleurs très poétiques, vous avez pensé à en faire un recueil ?
George : Oh merci ! Oui nous y réfléchissons. Nous avons déjà sorti des tablatures de guitare, mais là, il s'agirait d'un recueil des textes de tous nos albums.

L’écoute de l’album m’a fait penser à une visite de musée, où chaque tableau est une œuvre à part entière, mais où globalement l’artiste transparaît dans une cohésion d’ensemble. Est-ce que vous recherchez cette vision d’ensemble dès le départ ou est-ce que vous essayez plutôt de sélectionner des morceaux à la fin dans ce but ?
George : C’est une observation incroyable ! Je dirais que pour chaque album que nous créons, nous avons une sorte de parcours au cours duquel nous nous assurons que les transitions entre chaque morceau sont fluides, théâtrales et donnent du sens. La vision macro, elle, est à l’échelle de l’album, et n’est pas forcément calculée, elle semble se produire d’elle-même, mais peut s’expliquer par le fait que comme nous décidons de figer notre son à un instant précis, chaque morceau est le fruit de la même sélection d’influences apportées par nous cinq sur un même laps de temps et pour un même groupe de morceaux. C’est peut-être un accident providentiel, même si à la fin nous faisons effectivement un choix dans l’agencement des titres, en les regroupant de manière cohérente, en nous basant sur leur philosophie profonde. Par exemple, “Magnolia”, “Doberman” et “The Garden Route” partagent la même essence spirituelle, même si elles sonnent musicalement différemment. La base émotionnelle est la même et je pense qu’on peut dire pareil d’”Heathen” et “Amethyst”, tout comme pour “Incidental II”, “Revelator” et “Body Behavior” ou encore “Incidental III”, “Winona” et “The Marvelous Orange Tree”. Et donc, pour vraiment répondre à ta question, je dirais que la réponse se trouve à mi-chemin entre la coïncidence heureuse et le fait d’avoir tout écrit au même moment de nos vies. Mais c’est vraiment une incroyable observation, peu de gens nous l’ont faite, et c’est une chose sur laquelle nous essayons de beaucoup travailler.

Le problème c’est que de ce fait, il m’a été difficile de sélectionner quelques titres seulement pour en parler en détails avec vous, mais j’ai essayé ! Je commencerais bien avec “Heathen” parce que si la grande majorité de l’album est en chant saturé, ce morceau contient une première partie en chant clair. Et comme la partie en clair est à la troisième personne, avant de basculer sur la première personne avec la partie saturée, je me demande, George, si le chant saturé est un outil pour te distancier quand tu évoques des choses plus profondes ? 
George : C’est encore une excellente observation avec “Heathen” sur la question du “lui” et du “je”. C’est drôle, nous avons débattu sur le fait de savoir si nous voulions inclure du chant clair ou non, ou combien, sur ce morceau. Après l’avoir développé, nous avons décidé qu'il serait cohérent d’inclure ce chant clair et nous l’avons façonné ainsi. Mais même si nous n’avions pas opté pour le passage en chant clair, je voulais inclure cette idée du “il” et du “je”. Il y a beaucoup de passages dans l’album qui font appel à l’idée de jeux de miroirs, de te regarder dedans, ou que toi et d’autres personnes reflètent le même niveau de pouvoir. Et pour ce morceau, je voulais cet effet de reflets avec un côté désincarné, et une fluctuation entre ces deux personnages qui au final sont les facettes d’une même personne.


Un autre très beau morceau est "Amethyst". En lithothérapie, l’améthyste est la pierre de la sagesse. Veux-tu développer la thématique évoquée ?
George : La sagesse est une bénédiction absolue. Cette chanson traite du pardon, de perspectives, et d’être capable de regarder une situation avec objectivité. J’aime beaucoup les sujets abordés sur l’album. Il m’a fallu un temps pour les percevoir, parce que j’ai eu besoin de me distancier de l’aspect émotionnel, de voir des situations telles qu’elles sont réellement et je pense que c’est plus flagrant sur ce morceau.

En parlant d’aspect émotionnel, des morceaux comme “Magnolia” traitent du deuil, de l'addiction. Penses-tu que votre musique peut apporter une aide à ceux qui traversent les mêmes épreuves ?
George : Oui, je pense que oui. Je cherche comment formuler cela au mieux. Je pense qu'à travers DEAFHEAVEN, et en particulier cet album, nous reconnaissons que ce qui est individuel peut aussi être universel. Nous exprimons notre reconnaissance en transformant nos expériences personnelles en art et nous voyons que des gens arrivent aussi à s’y identifier.

"A travers DEAFHEAVEN, et en particulier cet album, nous reconnaissons que ce qui est individuel peut aussi être universel." - George Clarke


J’en viens au morceau "Revelator". C’est celui dont un extrait donne le titre de l’album, et finalement, dans ce contexte, les gens solitaires avec du pouvoir (“lonely people with power”) sont bien maudits dans leurs tours d’ivoire ?
George : Oui, je l’ai vu comme une notion négative, au moins pour ce titre. L’idée c’est que les gens solitaires, physiquement ou par l’esprit, ou en tout cas vides d’un point de vue de la spiritualité, ont tendance à être ceux qui essaient d’amasser du pouvoir, de l’influence, et de manquer de connexion intime dans leurs vies. Ils essaient de combler le vide avec ce sens éphémère du pouvoir, et ce morceau parle de faire redescendre ces gens. C’est peut-être le seul morceau où nous sommes en colère de tout l’album (rires). 

La nature semble être représentée partout dans l’album, que ce soit par les thèmes ou par des sons comme l’eau qui fait la transition entre deux pistes. Kerry, je sais que tu pratiques le surf, peut-on dire que la nature est une source d’inspiration pour votre musique ?
Kerry : Oui, pour moi totalement ! Notre album “Ordinary Corrupt Human Love” a été composé en 2018, quand j’ai commencé le surf, et on trouve de nombreux sons de l’océan dedans. Pareil à la fin de “Mombasa” en 2021 et tu en trouves aussi sur “Infinite Granite”. J’ai en fait enregistré pour le plaisir des bruits de courant à différents endroits où nous avons été, en particulier certains à Hossegor, Capbreton, Biarritz...

Oh… le pays basque !
Kerry : Oh oui, j’adore cette région. C’est là que j’ai envie de m’installer quand je serai à la retraite ! Mais pour répondre à ta question, oui la nature m’inspire. L’idée de départ de “Mombasa” par exemple m’est venue pendant que je surfais à Orange County avec Chris (Johnson - NDLR), notre bassiste. La randonnée a aussi joué un grand rôle pour inspirer nos trois derniers albums. Si tu écoutes nos albums des débuts, ils ont des sons plus “urbains”, tu peux entendre des bruits de bus par exemple, de San Francisco, et je pense qu’au fur et à mesure que nos styles de vie sont devenus plus sains, nous nous sommes plus ouverts à la nature et notre musique le reflète. T’en penses quoi, G. ?
George : Oui je pense que ta vision des choses est correcte, et que vu comment les choses évoluent, il y a un réconfort à trouver dans la nature, la paix. À chaque fois que tu t’éloignes des gens et des remous de la ville, tu prends un temps pour réfléchir et l’écriture en découle. 

J’ai voulu enchaîner l’écoute de "Incidental I", "Incidental II" et "Incidental III" pour voir si j’y percevais une connexion. J’ai trouvé que ça pouvait avoir du sens. Est-ce que c’est comme ça que vous l’avez imaginé ? Et pourquoi avoir choisi les deux derniers pour inviter vos deux seuls featurings de l’album ?
George : Wow, c’est trop cool que tu aies eu cette idée ! J’apprécie l’effort de recherche ! Et j’adore que tu interprètes une connexion, parce qu’en réalité, ces titres ne sont pas liés. Pour autant, je pense que le thème et l’ambiance de l’album sont envahissants, tout tourne autour de cette idée de solitude et du coup on peut la retrouver dans ces morceaux aussi. Musicalement, c’était une idée de Kerry de créer ces morceaux pour cristalliser l’ambiance des sections de l’album pour ensuite y regrouper les morceaux qui seraient en cohérence. Et quand nous avons discuté de ces idées, nous avons pensé que ça serait cool d’avoir d’autres artistes impliqués et nous nous sommes dit que c’était aussi un moyen de montrer aux gens le monde élargi de l’univers DEAFHEAVEN, en invitant des artistes qui nous plaisent. Par exemple, Jae Mathews est dans BOY HARSHER, dont nous sommes fans. Et peut-être que notre public ne sait pas que ce groupe compte dans nos influences, que nous l’écoutons sur notre temps libre, et même chose pour Paul Banks et l’influence d’INTERPOL. C’est peut-être évident pour moi à l’écoute de DEAFHEAVEN, mais c’est l’occasion de le faire découvrir à ceux qui l'ignorent. 

"Quand nous avons créé le groupe, en 2010, nous voulions devenir les ALCEST américains." - Kerry McCoy


Vous serez en France cet été pour deux dates. Que préparez-vous pour le public français ?
Kerry : Eh bien, nous prévoyons de jouer beaucoup de titres du nouvel album. Nous en sommes impatients, parce que nous les avons écrits en pensant aussi au live, et je trouve que nous sommes à notre meilleur niveau. Nous sommes assez expérimentés et suffisamment bien entourés pour rendre nos shows excitants. Nous allons énormément tourner cette année pour aller à la rencontre de notre public au maximum, y compris au Hellfest où nous sommes ravis de rejouer ! J’adore la France, c’est mon endroit préféré en Europe et dans le monde. La première année où j’ai été sobre, je suis justement allé à Hossegor, Capbreton et Biarritz et j’ai vécu une merveilleuse expérience spirituelle en surfant et en allant au contact des gens. En plus, nous nous sommes toujours inspirés de groupes français. Quand nous avons créé le groupe en 2010, nous voulions devenir les ALCEST américains, et, peut-être pour cette raison, tous les shows que nous avons joués à Paris ont été incroyables. Et puis, je dirais que vous, les Français, vous absorbez l’art littéralement. Tes questions par exemple sont uniques, et le fait de creuser en profondeur pour tirer la substance, c’est quelque chose qu’on ne verra pas en Allemagne ou aux États-Unis par exemple. En France, vous êtes connectés fortement à l’émotionnel profond de notre musique.
George : La France est l’un des meilleurs endroits où passer de bons moments, que ce soit pour les lieux ou pour les gens. Il me tarde d’y revenir, même après la tournée !
 

Blogger : Carole Cerdan
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