7 juillet 2025, 23:59

NINE INCH NAILS

@ Paris (Accor Arena)

Dans le club somme toute fermé des artistes les plus cultes, rares et précieux, NINE INCH NAILS fait figure d’événement dès lors qu’il se produit en concert. D’autant plus lorsque ce dernier n’a pas foulé une scène parisienne depuis exactement sept ans (la dernière étant donc celle de l’Olympia en juin 2018), bien que nous ayons été rassasiés par sa présence en tête d’affiche du double-Hellfest de 2022.

Hormis son job bien corporate de compositeur de bandes originales de films pour David Fincher (ou même Pixar) aux côtés de son comparse Atticus Ross, Trent Reznor n’avait toujours rien à vendre de neuf en venant rendre visite à ses fans européens. Cela fait déjà sept ans également que « Bad Witch », troisième EP d’une trilogie formée deux ans plus tôt de « Not The Actual Events » et « Add Violence », est sorti – et surtout douze depuis le dernier véritable album en date (« Hesitation Marks » daté lui d’août 2013).
Entre temps, après avoir été ce nouveau gourou (anti)christique destroy de la génération alternative des années 90, doublé d’un mentor pour le jeune Marilyn Manson et source d’inspiration pour un David Bowie en pleine reconstruction, Reznor s’est vu devenir une figure respectable du business, en cumulant entre autres les awards et autres Oscars époussetés chaque jour sur la cheminée de son studio de la Nouvelle-Orléans – dont la porte d’entrée n’est autre que celle qu’il a débondé et emprunté après son long séjour au 10050 Cielo Drive, triste masure de plain-pied où Sharon Tate et ses amis furent assassinés par les sbires de Charles Manson à l’été '69, et où il enregistrât, sous contrat de location, son chef d’œuvre « The Downward Spiral » pendant toute l’année 1993 – juste avant que la maudite demeure ne soit enfin rasée pour de bon.

Reznor est un génie, certes abîmé par ses démons tout au long de sa première partie de carrière, mais aujourd’hui assagi, posé – et constamment inspiré. Pas le genre de musicien cynique prêt à saisir la moindre opportunité pour cachetonner et offrir une tournée best-of facile. Voire réchauffée. Ou médiocre.
Non. Il se murmure que l’homme, Ross et leurs musiciens (dont l’historique guitariste Robin Finck) auraient répété pas moins de 70 morceaux pour leur nouvelle odyssée outre-Atlantique, et il est apparu comme une évidence qu’outre une réorchestration sensible de nombreux de leurs arrangements, c’est aussi toute sa scénographie qui lui a demandé un autre véritable effort artistique.  
Et tout est lié.

C’est autour de 19h40 que Bercy est plongé dans le noir, puis balayé de lumières rouges-sang, dans une ambiance de night-club lynchien aux dimensions démesurées : en guise de première partie, c’est un DJ, Boyz Noize, qui est chargé de faire monter la sauce et d’ambiancer cette arène de clubbers avec ses sons synthétiques et fétichistes dignes d’une backroom berlinoise. La faune nocturne, gothique et bigarrée admirative de l’Archange de l’industriel adore – les métalleux grimacent. Peu importe : on est tout de même bien mieux ainsi dans le cœur du sujet qu’avec n’importe quel groupe de première partie tiède. Là, la transition est immédiate – et étonnante : car à peine le dernier beat pulsé, la salle est à nouveau plongée dans le noir, à l’exception de cette mini-scène quasiment située au milieu de la fosse. Pas une scène, non, un quadrilatère, un ring, un espace si étroit où trônent quelques claviers et instruments, dans une simplicité spartiate qui va voir Trent arriver seul en son centre, pour se placer derrière un piano et entamer, sous une acclamation vite tue en une vénération silencieuse, le premier morceau de la soirée, "Right Where It Belongs", dans une sobriété totale. Piano et voix. Comme un Nick Cave des plus minimaliste qui vient de faire de même à la Philharmonie de Paris pas plus tard que la veille, notre homme a aussitôt fait taire le vacarme des machines pour exprimer son Art dans le plus grand dénuement, dans la plus grande vulnérabilité, le temps de ce seul extrait de l’album « With Teeth », sorti il y a tout juste vingt ans, et ainsi célébré, sans autre fanfare que dans l’expression de l’émotion, crue.

Pour parachever ce premier Acte, Reznor se fait petit à petit seconder par quelques-uns de ses musiciens le temps de "Ruiner", l’adjonction progressive d’instruments, synthétiques puis basse, venant étoffer la base là encore épurée de ce premier fragment de « The Downward Spiral » (qui en comptera une demie-douzaine – c’est une célébration !), suivi du toujours sexy et grinçant "Piggy (Nothing Can Stop Me Now)" : c’est là, sur les épais rideaux qui ceinturent la grande scène principale et classique, que sont projetées les images en noir et blanc du batteur Ilan Rubin, époustouflant, qui matraque ses fûts – non pas comme des images pré-enregistrées façon clip, mais bien en live. Et c’est fissa pendant cette transition tribale et nerveuse que les musiciens regagnent toute la largeur de Bercy : le rideau tombe pour ne les dévoiler que derrière un mince filet transparent qui servira tout au long de cet Acte II d’écrin de projection. Car les cinq musiciens sont systématiquement filmés par un jeune cinéaste qui leur colle sa caméra au profil, saisissant l’urgence et la nervosité du jeu au plus près – idéalement sur ce "Wish", rescapé de 1992, qui se montre aussi violent et hystérique que dans nos meilleurs souvenirs.

La suite fait la part belle aux années chaotiques du metal indus apocalyptique de cet ange noir un temps couvert de boue : le tout aussi violent "March Of The Pigs" atomise les néophytes et fait éructer de jouissance les masochistes corsetés de cuir, avant que "Reptile", il y a trente ans chanté auprès de Bowie, ne vienne écraser l’assistance comme une presse métallique d’usine – à l’instar du tout aussi pachydermique "Mass Production" d’Iggy/Bowie il y a cette fois cinquante ans. Peut-on sérieusement faire plus heavy que ce titre ? On en doute : même GODFLESH paraîtrait guilleret en comparaison de cette charge où viennent imploser ces résonances d’écrasement. Suivent "The Lovers" (l’un des morceaux les plus "récents", cira 2017) et surtout "Copy Of A", tube groovy taillé pour danser – une de ces alternatives à l’introspection du début ou au commandement d’un massacre organisé. Parce que oui, ça fait méchamment remuer des paires de fesses – avant que chacun ne prenne cette fois en pleine gueule l’assaut "Gave Up", lui aussi enregistré autrefois dans ces funestes collines d’Hollywood et autre marqueur d’une époque, immortalisée sur le rageur EP « Broken ».

Là-dessus, Reznor et Ross rejoignent à nouveau l’îlot central et le DJ Boyz Noise pour s’enfermer vingt minutes durant dans une cage bâtie de fulgurances de lumières vertes ou rouges ainsi que de fumée – une véritable cabine claustrophobique d’où vont s’échapper les sons les plus triturés de la soirée. Une "cabin fever" pour clubbers : tout n’est que techno et electro façonnée entre les activistes complices, arc-boutés et fébriles devant leurs consoles alors que le Maître d’œuvre s’époumone sur l’extraordinaire "Vessel" (pièce distordue tirée du méconnu « Year Zero », à l’instar du suivant « The Warning »). La maîtrise du groove, de l’échantillonnage et du parasitage : voilà à quoi s’escriment ces trois terroristes sonores bien décidés à nous faire chavirer dans une transe qui respire la vie.

L’Acte 3 est véritablement l’un des sommets de la soirée, niché au cœur de ce petit temple delphique de lumières et entouré de pythies assoiffées de son. Cette scénographie aussi dingue que simpliste, simplement habillée de ces volutes de lumières transpire du génie de Reznor dont le moindre détail a été pensé pour offrir l’expérience la plus désinhibée possible. Au bout de l’enchaînement, extatique, de "Sin" et "Came Back Haunted", l’équipée sauvage part rejoindre la Main Stage enfin débarrassée de son voile cinématographique, pour offrir au public toute la netteté d’un groupe ultra solide qui rôtit sous les assauts de spots blancs aveuglants en arrière-scène. Balayage de lights, projections des images des musiciens saisis à la volée sur des voilages latéraux froissés, stroboscopes : la mise en scène est toute aussi sophistiquée, léchée mais non moins intense, pour accompagner l’Acte 4 de la soirée, soit le best-of plus convenu – mais attendu.

Un NINE INCH NAILS plus classique et dépourvu de ses nouveaux arrangements : "1,000,000" du très obscur « The Slip » en guise de retour saignant, puis de l’enchaînement fatal – "Heresy" et le tube absolu "Closer", l’un ode à la mort de Dieu, et l’autre au stupre, soit l’Art de la Décadence à la NIN. Un show très théâtral et donc pensé comme une pièce en quatre actes, avec comme point de tension deux autres chansons issues de bandes originales de chefs d’œuvre des années 90 : "The Perfect Drug" composée pour la B.O. de l’inquiétant Lost Highway de David Lynch, et ce "Burn" qui aura irradié le Natural Born Killers d’Oliver Stone, à une époque où le cinéma faisait preuve d’audace. Sans surprise, l’autre tube, "Head Like A Hole", le premier de tous en 1989, achève de prolonger l’orgasme général de cette masse grouillante d’adorateurs perdus à jamais : les parisiens en hurlent le refrain – généreux, Trent les laisse faire. C’est l’Apothéose. Derrière, il faut un baume : comme à chaque fois, "Hurt" vient cautériser nos fêlures, dans un ultime mélange de recueillement, de frissons et de pleurs. En dosant parfaitement l’intensité de sa voix, jusqu’au susurrement, sur chacun des vers de ce poème dédié à la Souffrance, la foule répond soit par une vague d’extase ou par un silence assourdissant de profondeur – jusqu’à la délivrance dans les décibels assénée par ce dernier accord de guitare déchirant.

Certains s’interrogent encore sur ce qu’aurait pu être cette soirée si d’autres options avaient été envisagées parmi tous ces titres – tel ce "I’m Afraid Of Americans" espéré, emprunté à l’ami Bowie en 1997. Et quelles auraient été les autres couleurs de cet opéra synthétique en quatre mouvements selon – ailleurs dans d’autres arenas, d’autres merveilles ont ainsi été dévoilées… et ce n’est pas terminé.
Mais c’est sonnées que repartiront des entrailles de cet Enfer/Paradis les quelques 16000 âmes ayant choisi NINE INCH NAILS comme meilleur confident de leurs péchés – et chacun d’entre nous repartira dans la nuit en ayant la certitude d’avoir vécu l’une de ces expériences, certes ténébreuses, qui nous font sentir si vivants, quitte à ne plus avoir de voix, à avoir nos yeux asséchés, mais surtout nos cœurs tambourinants dans nos poitrines.

Blogger : Jean-Charles Desgroux
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