DAY 3 : SUNDAY, BLOODY SUNDAY
Les yeux sont collés, les oreilles sifflent, le crâne bourdonne et lance, les articulations grincent, le coeur palpite dangereusement... quant à notre peau de bébé, elle est recouverte d'une crasse faite d'un mélange de sueur, de crème solaire et de poussière. Tel un G.I dans l'enfer du 'Nam, on rêve d'une douche, de nourriture correcte, d'eau fraîche, d'un lit, de la peau douce d'une femme, de SILENCE. Mais HEY ! It's only rock'n'roll. And we fucking like it.
Encore une toilette de chat, un petit dej' fait de madeleines écrasées et de jus d'orange tiède et nous observons, hagards, la désolation qui règne sur le camping : on en compare l'atmosphère au bidon-ville de District 9... Ordures, urine, corps sales et inertes sortant de tentes éventrées, mmmmh, non, rien ne nous fera craquer ni reculer face à notre mission.
"It's our job, you know...." pourrions-nous dire en crachant une chique.
Allez, on s'avale un ou deux verre de Jake & coke bouillant (notre thé du week-end, arôme boisé et cola), et on part regagner la Mainstage 1 pour retrouver... LOFOFORA, que je n'avais pas vu pour ma part depuis octobre 1996 dans un bar de Bordeaux (La Lune Dans Le Caniveau pour être précis) ! Et bien heureux de voir Reuno forcément remonté comme un coucou entamer leur set par "L'Oeuf", tube de punk-metal fusion de nos années étudiantes en '95... Ah, nostalgie. Merci les gars.
Sous l'insoutenable pression des copains fans de SOCIAL DISTORTION, nous rallions la Warzone pour assister au concert de THE BONES, plus ou moins une réplique suédoise mais très correcte et fort honnête du gang de Mike Ness. Si je trouve le groupe sympathique et efficace sur disque, leur prestation énergique et bien fun sur les planches relève encore d'un cran mon intérêt naissant pour eux : classe old school, tattoos, guitares aux genoux, brûlots punk-rock, refrains fédérateurs et bonne humeur. Les quadras ont enflammé le pit modestement garni avec leur rock'n'roll sale et burné.
On zappe finalement pas mal des groupes de la Valley cet après-midi, tous vus l'an dernier au DesertFest de Londres et qui, hormis HOUSE OF THE BROKEN PROMISES (le groupe mené par tous les musiciens d'UNIDA avec le guitariste Arthur Seay), n'avaient alors pas délivré de concerts très franchement inoubliables. On erre pas mal dans la journée, éreintés par cette sempiternelle chaleur et passons des bouts de museaux devant quelques scènes, sans grand intérêt majeur. CROWBAR sous la cagnard ? Mouais... ANGRA ? No way... SEETHER ? Pffffff... Allez, ALTER BRIDGE pendant quelques minutes ; OK, ça le fait moyennement et l'on reste sur la dernière bonne impression du concert au Zénith de Paris en novembre dernier. Bizarrement, en cette première moitié de dimanche, la motivation n'est pas là. Et surtout, on sait que la soirée va être très très très intense et qu'en bout de course il va falloir enchaîner ce qui s'avère être notre ultime marathon : il va falloir s'y préparer sérieusement, sur le plan physique - donc on s'économise - à raison, parce que ce qui va suivre sera tout simplement merveilleux.
Vers 20h15, on se place suffisamment tôt et à une distance honorable de la Mainstage 1 et assistons malgré nous à au moins une demie-heure du set de BEHEMOTH... Et quand on est pas dedans, on est pas dedans ! Si il y a une bonne dizaine d'années j'ai pu chroniquer entre autres quelques centaines de disques de death ou de black, j'avoue en avoir aujourd'hui un peu ma claque : passe encore sur disque pour un certain nombre de groupes, et je me souviens encore d'une poignée de bons disques de BEHEMOTH dont j'ai pu dire du bien... Mais là, voir Nergal en plein jour avec tout son cirque, non, ça ne prend pas - absolument pas. On est conditionné pour voir SOUNDGARDEN, en espérant de tout coeur que le concert sera réussi - parce qu'il y a des antécédents : avant leur reformation, j'assiste à un déplorable concert de Chris Cornell à la Cigale, showcase épouvantable pendant lequel il joue son nouvel album solo "Scream" de A à Z, infâme merde de R&B pop electro produit par Timbaland. Une honte, un sacrilège. Lors de la promo du dernier album de SOUNDGARDEN (une évidence, suite à un tel naufrage), nous nous prenons un peu la tête Cornell et moi : il nie complètement avoir donné ce fameux concert à la Cigale !!! Et me prend de haut. OK... Quelques mois plus tôt, SOUNDGARDEN avait joué au Zénith de Paris un show au son complètement saboté, sans émotion, sans entrain, sans passion. Dur. Et tout ça quand on est un gros FAN... encore plus dur. Et quelle ne fut pas notre satisfaction, en ce dimanche soir de juin, de trouver un Chris Cornell affable, heureux, souriant, dynamique et communiquant avec le public ! Outre le fait d'être très en voix, Cornell s'est donc montré sous son meilleur jour, là où un certain nombre d'expériences s'étaient montrées décevantes... SOUNDGARDEN au Hellfest a été grand : une heure de classe et de très grand professionnalisme, assénant dix morceaux irréprochables dont "Spoonman", "Fell On Black Days", le mortel "Jesus Christ Pose", et surtout en final l'écrasant "Beyond The Wheels"... Merci messieurs, vous avez sauvé votre honneur !
Pour rien au monde nous ne laisserions notre place, et tentons même de nous avancer de quelques mètres encore, sachant pertinemment que ce soir ça va être la guerre : on se doute que TOUT le Hellfest va enfin pouvoir venir voir BLACK SABBATH et que le site sera bondé de monde, probablement jusqu'à sa jauge maximale. En attendant, très très dur de devoir supporter EMPEROR à plein volume en restant passif : même à une époque où je pouvais m'intéresser au black metal, EMPEROR me laissait indifférent. Rester les bras ballants pendant 1 heure devant les Norvégiens représente bien le truc le plus evil qui soit pour moi : un sacrifice humain - le mien. BLACK SABBATH donc. Ou le plus gros dilemme du festival : si tout autre chevauchement de programmation avec n'importe quels autres groupes n'auraient eu aucune incidence sur mon humeur, celui de BLACK SABBATH et UNIDA a représenté une torture, un cas de conscience abominable pendant des semaines, dès que le running order a été dévoilé. Comment a-t-on bien pu me faire ça, booker mon groupe préféré, les seigneurs du heavy-metal, avec mon autre groupe préféré, les kings du desert-rock musclé ???? Comment choisir entre mon idole Ozzy Osbourne, et mon ami John Garcia ??? Je m'étais alors promis de couper la poire en deux, à regret.
Dès 23h00, "War Pigs" retentit dans la sono, et c'est en effet la guerre. Le son est monstrueusement bon et le groupe complètement en place : comment pourrait-il en être autrement après 45 ans de complicité ???? Aucun doute, le set de BLACK SABBATH à Clisson, tout simplement attendu depuis plus de deux ans (remplacé par l'affligeant concert d'Ozzy & Friends en 2012 - le pire show de ma vie, et difficile derrière de continuer à défendre Ozzy contre TOUS ses détracteurs...) se montre très rapidement du même niveau que celui de Bercy le 2 décembre dernier ! Bon, OK, Ozzy a été une nouvelle fois ridicule en lançant des "coucou" séniles pendant chaque long intermède entre les chansons, meublant ainsi le silence... comme il a pu. Mais sinon... il a été particulièrement en voix sur l'ensemble du concert, ne montrant qu'à peine quelques signes de défaillances : un grand soir pour lui, alors qu'il est vrai que l'on craint toujours la catastrophe à chaque concert. "Snowblind", "Behind The Wall Of Sleep"... et les deux extraits de "13" passent merveilleusement ("God Is Dead" et l'extraordinaire "Age Of Reason"). Mais ce n'est rien comparé au très grand moment asséné par le groupe sur la chanson éponyme "Black Sabbath" : recueillement religieux, son monumental, messe noire en direct - encore une fois, nous savions tous pourquoi nous étions là, témoignant de l'acte de naissance du heavy-metal, joué avec autant de ferveur, de mysticisme et d'intensité 45 ans après. Un silence rare régnait pendant les deux premiers couplets de cette chanson matricielle, le public prenant réellement conscience de la putain d'IMPORTANCE d'un tel morceau sur tout leur patrimoine... Que l'on soit fan de death, de black, de stoner, d'indus, de thrash, de n'importe quelle étiquette à la con, chacun avait bien au fond du coeur et des tripes pendant ces quelques minutes que tout ce que l'on pouvait aimer venait de LA : CETTE chanson. Et outre le fait d'être à l'origine de tout un pan de la musique contemporaine, de la culture, de la philosophie, "Black Sabbath" reste le témoignage le plus flippant d'une rencontre entre un jeune candide et les sorcières d'un Sabbat noir... Recueillement donc, fascination extatique, prise de conscience, amour, respect. Putain, c'est trop bon, c'est trop fort : je ne peux pas quitter ce show, me disant en mon for intérieur que ça sera probablement la dernière fois que je verrais sur scène Ozzy Osbourne, Geezer Butler et Tony Iommi...
Une fois les derniers accords de "Paranoid" résonnant encore dans mon cortex fumant, j'entreprends un sprint tout relatif en emportant mes camarades éreintés jusqu'à la Valley pour assister aux dernières minutes du concert de UNIDA. Bourré de remords et de culpabilité, nous arrivons néanmoins à nous frayer un chemin jusqu'au deuxième rang et profitons ainsi d'une vingtaine de minutes de ce concert qui a été semble-t-il rageur, profond et caliente. Rapidement, John Garcia quitte la scène et laisse ses camarades se laisser aller à une jam desert-rock bien bluesy, qui s'éternise sur la force, la classe et le feeling d'Arthur Seay dirigeant l'exercice, maîtrisé, avec sa LesPaul. Le guitariste, mélange de dangereux biker mad-maxien et du Captain Spaulding des films de Rob Zombie, possède un talent fou encre trop peu reconnu... Garcia revient sur les planches le temps d'un "Black Woman" complètement endiablé. Putain de voix, putain de classe, putain de chanteur... See you in Cal', pal.
Dernier sprint de la soirée : on revient au plus profond du site jusqu'à la Warzone, dense et passionnée, pour revoir nos amis de TURBONEGRO. Si le concert de 2012 nous avait laissé un petit goût amer dans l'arrière-gorge (pluie, boue, et portefeuilles dépouillés par des enculés de pickpockets aux premiers rangs), celui-ci nous a filé la dernière baffe de la saison 2014 avec un show toujours aussi fou, intense, décalé, drôle et surtout irrésistiblement rock'n'roll. Nous n'arrivons que sur la troisième chanson du set, le très stonien "You Give Me Worms", issu du dernier album en date "Sexual Harassment" dont la pochette sert de gigantesque backdrop : néon en forme de casquette en cuir gay San Francisco aux couleurs fluorescentes - l'esprit est bien là. Le nouveau chanteur Tony Sylvester s'en sort plutôt bien, reprenant à sa sauce les pitreries et autres provocations salaces jadis proférées par le légendaire Hank Von Helvete. On n'oubliera jamais ce dernier, mais pour l'heure, le groupe est rôdé, en place, et ça rocke sévère : "Blow Me (Like The Wind)", "All My Friends Are Dead", "Are You Ready (For The Darkness)", "Fuck The World", l'extrêmement attendu et fédérateur "Get It On", forcément l'un de leurs tous meilleurs morceaux (même s'il s'agit d'un gros gros emprunt aux Dictators...) : que des HITS, des tubes !!!! Le public pète un dernier boulard : c'est l'occasion, en ce dernier soir, à 2 heures du mat', de donner tout le jus qu'il nous reste, l'occasion de montrer qui en a dans les tripes bordel !!! C'est chose faite, d'autant que le rappel est prétexte à davantage de folie encore avec les grands classiques que sont "The Age Of Pamparius", "Prince Of The Rodeo", suivi d'une curieuse reprise bien plus keupon du "Money For Nothing des affreux Dire Strait, et enfin de l'incontournable "I Got Erection", repris par des centaines et des centaines de gorges en feu. Ce moment tant attendu par tous les fans et autres Turbojügends en uniformes reste à chaque fois l'un des clous de chacun de leurs concerts, l'hymne lubrique et turgescente des Norvégiens étant aussi basique, courte qu'incandescente et jouissive, ce soir rehaussée de la présence de leur pote Nick Oliveiri aux choeurs, coiffé du même calot de marin que le bassiste Happy Tom.
Voilà, 2 heures et des poussières, et c'est fini... Beaucoup de poussière même, partout, nichée dans chaque pore et orifice de nos corps meurtris ; bon dieu il faudra une douche karsher pour s'en débarrasser une fois arrivés dans nos home sweet home, havres de paix à peine souillés de notre arrivée nauséabonde... vite vite, redevenons civilisés pour retrouver femme et enfant, et épargnons-leur les horreurs de notre déchéance néanderthalienne.
A peine redevenu un être digne, propre et intelligent, que les potes, l'ambiance et le festival nous manquent déjà... Hellfest 2015 : les 10 ans ? Nous y serons, assurément. Et nous avons une pleine année devant nous pour en fantasmer l'affiche et pratiquer les danses indiennes quotidiennes et nécessaires pour invoquer... la pluie ! Ah ces français, jamais contents...
(Photos © Hard Force / Ludovic Fabre • Fred Moocher - DR)