Le nouvel Alice Cooper divise. Et c'est tant mieux : après plus de cinquante années de carrière et vingt-sept albums très différents les uns des autres, la légende se paye encore des débats - non plus de la contestation, de l'effroi, du dégoût ou de l'indignation, mais juste ce qu'il faut de conversation pour entretenir le mythe. Si l'on est cependant tous relativement d'accord pour trouver la pochette de "Paranormal" définitivement hideuse (où est la guillotine pour le stagiaire graphiste du label ?), en revanche son contenu oppose les fans : certains fins connaisseurs ne trouvent dans le cru 2017 aucune saveur, ni audace, ni subtilité, ni même de vraies chansons comme le Coop' a pu en semer par dizaines et dizaines, tout au long d'un chemin aussi passionnant que cahoteux.
Mais ici, on est plus enthousiaste. "Rôôôôh, forcément qu'il est enthousiaste celui-là : impossible d'être objectif après avoir...".
Pourtant si. Même s'il est en effet difficile pour moi de trouver du vraiment mauvais dans l'oeuvre du chanteur, il y a pourtant quelques petites choses qui peuvent me faire tiquer, ici et là - la plus grosse étant le précédent album "Welcome 2 My Nightmare" que j'avais même trouvé plutôt raté dans sa globalité à sa sortie en 2011. Oui. Oser pourfendre le concept sacré du premier opus de 1975 en infligeant une suite aussi médiocre m'avait même franchement indigné - et pourtant je le répète : je suis des plus tolérants et ouverts en ce qui concerne Alice Cooper (pour preuve, je suis un fanatique absolu des quatre albums de 1980 à 1983, un must en ce qui me concerne). Mais après nous avoir fait mariner pendant des années en nous promettant la suite de "Welcome To My Nightmare", la déception avait été aussi abyssale que l'attente longue et criblée d'incertitudes. Oh, il y avait bien trois-quatre chansons du meilleur tonneau (les deux bombes rock 'n' roll "Caffeine", "I'll Bite Your Face Off", voire l'introductif "I Am Made Of You" et l'étonnant "Last Man On Earth"), mais le reste était poussif, réchauffé, trop calculé et au final à côté de la plaque, voire grotesque (Rob Zombie en successeur de Vincent Price ? Gimme a fucking break !). Alice s'est complètement ramassé avec ce disque, l'un des pires naufrages de sa carrière, son dernier chef d'oeuvre conceptuel en date étant l'immense "The Last Temptation" en 1994. Mais cette époque est loin.
Il avait voulu revenir sur le devant de la scène six ans plus tard en venant se mesurer à son fils illégitime Marilyn Manson en 2000, et en flirtant ainsi avec le heavy metal indus bien lourdaud, tour à tour avec "Brutal Planet" et "Dragontown", soit à boire et à manger dans les deux disques - au final beaucoup de remplissage et de l'indigeste, combien êtes-vous à les réécouter avec intérêt ? OK.
Par la suite, Alice avait retrouvé la voie de la sagesse en se remettant sérieusement aux affaires avec deux disques de rock 'n' roll pur jus qui le réhabilitaient auprès de tous les petits jeunes rockeurs qui avaient tant pompé chez lui et les autres : "The Eyes Of Alice Cooper" et "Dirty Diamonds" furent deux vraies réussites à situer parmi les meilleurs albums des trois dernières décennies, directs, frondeurs, insolents, plus cinématographique pour le deuxième, garage crade pour le premier, fiévreux, stoniens, canailles.
Et après le flop de "Welcome 2 My Nightmare", c'est un peu ce qu'a fait notre bon Alice en allant fricoter avec son projet HOLLYWOOD VAMPIRES. Ouais, s'encanailler un peu, à nouveau. Avec Johnny Depp, Joe Perry, et une bonne bande de copains en invités. Non pas comme jadis, vautrés dans leur repaire niché dans la mezzanine de l'étage du Rainbow Bar&Grill en train de biberonner du Seagram V.O avec ses potes de beuveries désormais tous morts, mais bien en studio avec Bob Ezrin le temps d'un album de reprises de tous les classiques de ses années 60 et 70 à lui : un bain de jouvence rock 'n' roll sur fond de LED ZEPPELIN, Hendrix, Lennon, DOORS, T-REX, etc.
Retrouver les sensations, les good old vibes : "Five To One", "My Generation", "Jeepster", "Manic Depression", "Cold Turkey", "Whole Lotta Love"... Et enchaîner par une tournée aux US, et quelques dates en Europe, cinq-six, juste jouer du rock : nous étions à Bucarest (quoi de mieux pour des vampires que de jouer en Roumanie !), et croyez-moi, c'était FUN ! Alice, Johnny Depp, Joe Perry, Matt Sorum... come on...
Et un an plus tard, Alice a bien retenu la leçon, et est resté imprégné de cette expérience. Et comme il nous l'a dit les yeux dans les yeux début juillet, il n'est plus là pour révolutionner la musique ou créer un chef d'oeuvre historique : l'heure n'est plus à de telles ambitions, irréalisables de toute façon. Pour Alice, l'intérêt est dans la générosité, en bon chrétien qu'il est devenu (!) : offrir à ses fans ce qu'ils demandent. Et donc "Paranormal". L'album est mathématiquement bâti pour plaire aux fans tant il regorge de clins d'oeil et références, et en distille les clés, dans les paroles autant que dans certaines formules musicales.
Pourtant, d'emblée, la chanson-titre "Paranormal" s'affiche comme une nouveauté : malgré son intro classique et grandiloquente, elle évolue entre modernité et le hard FM des années 80, même si la prod' monumentale de Bob Ezrin, à nouveau derrière les manettes pour la troisième fois d'affilée, est percutante et massive. Le riff du break rappelle même la guitare de Stef Burns à l'époque de "Hey Stoopid", tandis que la structure même du morceau oscille entre toute la théâtralité de l'univers d'Alice, et son entreprise beaucoup plus terre-à-terre d'avoir joué les suiveurs fans dans la sphère du hard-rock US avec "Trash".
C'est directement avec "Dead Flies" que l'on sent l'importance et l'influence de sa récréation avec les HOLLYWOOD VAMPIRES : il s'agit ici d'un heureux retour à l'esprit du début des années 70, avec ce riff hendrixien en diable sur une trame entraînante et vigoureuse.
Ailleurs, le hard-rock est roi, dans sa plus simple expression : la puissance des guitares, les refrains époumonnés, l'entrain, la liberté - et "Fireball" fait feu de tout front avec un enthousiasme réel, claps de mains enjoués venant appuyer le martèlement de la rythmique.
Si Bob Ezrin n'est plus le génie qu'il fut jadis en créant à la fois le concept artistique même d'Alice Cooper (tout en se nourrissant les uns les autres, en construisant mutuellement leur propre expérience), puis en participant grandement à faire, entre autres, de "The Wall" ce qu'il est (mais aussi KISS ou Lou Reed), il reste historiquement l'homme de confiance d'Alice, et celui qui pourra mieux que quiconque faire sonner ses disques. Si ces derniers sont aujourd'hui fatalement moins ingénieux que lorsqu'on a 25 ans dans les années 70, la patte du maître reste identifiable, et le producteur sait déterminer avec justesse ce qui peut venir idéalement colorer ses compositions en terme d'arrangements.
D'ailleurs : génial de se réapproprier l'esprit de PINK FLOYD pour l'intro de "Paranoiac Personality" ! On pense forcément au break conceptuel et velouté qui annonçait leur "Another Brick In The Wall" (qui avait déjà piqué à Alice les choeurs d'enfants de "School's Out" - et merci à Ezrin qui reste au centre de tous ces emprunts amicaux !). Ce n'est là aussi qu'un clin d'oeil, qui vient lancer et propulser l'un des brulots du disque, avec son gros refrain, son solo ici encore réminiscent d'Hendrix, et sa très grosse rythmique. La prod' claque vraiment : c'est sûr que si l'on écoute le disque sur son téléphone portable ou en streaming sur Youtube avec deux enceintes minables et grésillantes, on percevra difficilement la force de "Paranormal", qui se savoure bien fort. FORT ! FORT ! Comme un très bon disque de hard-rock.
Les invités de marque sont toujours de rigueur sur un disque d'Alice Cooper, et le choix assez jouissif de faire venir Billy Gibbons pour venir salir la tuerie "Fallen In Love" avec ses licks de guitare bluesy fait aussi partie des grands moments du disque, qui couronne cette chanson déjà irrésistible - et dont les paroles font mouche, revisitant les mythes du "billion dollar baby" et du "desperado".
Le disque est court et intense, et ne s'égare nulle part : certains morceaux peuvent a priori se montrer moins impressionnants que d'autres, mais ils n'ont aucune autre prétention que de rocker grave, comme "Dynamite Road" (et ses quelques notes qui rappellent furtivement le break final de "The Black Widow"), nourri de ses paroles toujours aussi inventives et imagées ("I love those cartoon deaths"), ou encore ce "Private Public Breakdown" super accrocheur qui aurait eu sa place sur "Dirty Diamonds", avec son mid-tempo groovy, sa basse graveleuse bien lourde et ses choeurs fédérateurs. "Holy Water" s'inscrit dans la pure tradition Music-Hall du Coop', avec ses cuivres rutilants qui peuvent tant évoquer AEROSMITH que des vieilleries comme "Some Folks" ou "Crazy Little Child" dans les années 74-75.
Et en parlant d'AEROSMITH, "Rats" ne vient-il pas à son tour rendre hommage au bon vieux standard des YARDBIRDS qu'ils affectionnent tous et qui a forgé leur style - on parle bien sûr de "Train Kept a Rollin'" ? En deux minutes trente tout est dit, expédié, dans une fièvre et un solo à la Chuck Berry qui donne encore de l'espoir. Non, messieurs, Alice n'invente certes rien ici, mais bordel de merde, il reformule à sa sauce toute l'essence même du rock 'n' roll ! Urgence et fièvre ! Et des guitares qui hurlent, qui tâchent, qui giclent et qui éjaculent, partout ! Et surtout, l'homme n'a en rien perdu de sa superbe, sa voix étant toujours aussi mordante et grinçante, jouant sur toutes ses nuances avec subtilité, humour, robustesse et classe.
Et enfin, le bijou final "The Sound Of A", soi-disant les restes d'une vieille compo oubliée de 1967 (!), ravive l'esprit purement psychédélique de leurs années Los Angeles, lorsqu'ils habitaient une cabane défraîchie de Topanga Canyon et qu'ils fréquentaient aussi bien Jim Morrison que Syd Barrett. Et tout y est : ambiances fantomatiques, vaporeuses, et échos de leur "Woman Machine", toute dernière chanson de l'ultime album du ALICE COOPER GROUP en 1974, "Muscle Of Love".
Ce qui nous amène au vrai débat qui fâche : nombreux d'entre nous fantasmaient sur un nouvel album uniquement composé et interprété par les trois survivants du ALICE COOPER GROUP (le bassiste Dennis Dunaway, le batteur Neal Smith et le guitariste Michael Bruce), très ponctuellement réactivé pour quelques gigs surprise, la consécration très tardive du Rock 'n' Roll Hall Of Fame et une poignée de chansons générées justement pour le bancal "Welcome 2 My Nightmare". Mais non, en guise de disque qui aurait pu peut-être succéder aux chefs d'oeuvre des années 1971-1974 ("Killer", "School's Out", "Billion Dollar Babies", hello ?), le fruit de tout ce battage médiatique ne se retrouve que sous la forme de deux chansons bonus présentes sur le second CD de l'album.
Déjà bien content, mais on s'attendait à plus - et pour le coup, à mieux : "Genuine American Girl" reste un rock gentillet et très traditionnel, très surf BEACH BOYS, innocent et adolescent période 1962, malgré ses paroles caustiques qui la rapprochent du "King Of The Silver Screen" de 1977. Et "You And All Of Your Friends" rappelle plutôt les assauts plus virils des WHO qui les inspiraient tant pour écrire des tubes comme "No More Mr. Nice Guy".
Au moins les musiciens, qui ont complètement raté leur seconde partie de carrière (euh, ces quarante dernières années...) n'ont-ils pas perdu leur pêche : la dynamique est intacte, et au moins viendront-ils rejoindre Alice sur scène pour les dates anglaises de leur tournée de novembre (et pour la suite à Paris en décembre ?), pour jouer le jeu de la nostalgie et de la grosse plus-value.
Plus-value que l'on ne trouvera par contre pas dans les autres bonus-tracks de "Paranormal", à savoir une poignée de classiques live tirés d'un show antérieur à Columbus en mai 2016 avec son groupe habituel, qui n'a pas eu la chance ni l'honneur d'être convié à l'enregistrement du disque, excepté le fidèle lieutenant Tommy Henriksen qui lui compose la majorité de ses chansons. Aucune présence de la jolie Nita Strauss ici, ou encore de Ryan Roxie ni de Chuck Garric : s'agit-il d'une décision de Bob Ezrin de miser sur une plus grande efficacité en studio et de ne s'entourer que de killers ? Plutôt insultant pour ceux qui l'accompagnent sur les planches depuis toutes ces années... En tous cas c'est la présence du batteur Larry Mullen qui étonne le plus : le bonhomme n'a pas l'habitude d'aller jouer les musiciens de session et de faire des infidélités à son groupe - U2. En tout cas, il assure, et même si oui, on pourrait reprocher à "Paranormal" la production un poil trop propre de Ezrin (on n'a pas touché à ses réglages sur la console des studios à Nashville depuis que DEEP PURPLE a terminé son dernier disque !), on doit reconnaître que Mullen apporte un jeu différent, plus original et moins linéaire, et que sa force de frappe surprend pour le moins. Production léchée oui, mais foutrement puissante !
Au risque de se répéter, il est impensable que Alice Cooper nous refasse un "Killer" ou un vrai bon concept-album à la "Welcome To My Nightmare", mais au moins est-il incroyablement doué pour naturellement livrer un disque de rock, avec dix (ou douze) morceaux à la fois simples et en même temps parfumés de ce subtil sens de la sophistication - et en ce sens, pour conclure, "Paranormal" se classe donc très aisément auprès de "Dirty Diamonds". Et sans s'emballer, même si l'on écoute le disque depuis début juin, il a fallu du recul pour arriver à ce jugement.
PS : Et non, cet article n'est pas le nouveau chapitre bonus de "Remember The Coop'".