
Des albums studio d’IRON MAIDEN, on ne peut pas dire qu’il en pleut à tout bout de champ. Les décennies se succédant, le temps séparant deux nouveaux disques du groupe a même eu tendance à se rallonger. Et pour se repérer sur la frise chronologique, nous sommes, en ce 3 septembre 2021, à 6 ans moins un jour très précisément de la sortie du précédent, « The Book Of Souls », paru le 4 septembre 2015. Pourtant, le délai pour présenter ce nouveau disque au monde n’avait pas prévu d’être aussi long, la formation anglaise ayant enregistré ce disque au printemps 2019 à Suresnes dans les studios Guillaume Tell, ceux-là même qui les ont vus enregistrer « Brave New World » en 2000 et « The Book Of Souls ». L’on sait aujourd’hui que cette sortie avait été planifiée pour 2020 sauf que voilà, les impondérables étant ce qu’ils ont été à l’échelle planétaire, la stratégie a été revue. Ne pouvant attendre plus longtemps, dixit son chanteur, voici enfin, diront certains, la dix-septième offrande de la Vierge de Fer, j’ai nommé le mastodonte « Senjutsu ». Ou comment, en 10 titres, IRON MAIDEN va de nouveau ébranler le monde du metal avec rien moins que l’un de ses meilleurs albums, toutes périodes confondues, oui madame rien que ça ! Il peut s’en targuer surtout de par sa singularité dans une discographie féconde qui peut s’enorgueillir de plusieurs pierres angulaires du genre. Et ceux qui prétendront le contraire ont intérêt à faire valoir des arguments solides et objectifs ou bien ils se verront vite assimilés à de dignes fils de Gepetto.
Forts d’une carrière discographique entamée fin 1979, les six musiciens livrent sur ce disque une bataille épique comme jamais ils ne l’ont fait et je dirais même que cela relève presque de l’inattendu. Pourquoi ? C’est bien simple, lorsque l’on m’a envoyé l’album en amont afin d’avoir le temps d’assimiler ce monument et préparer cette chronique, j’ai eu du mal à croire en pressant la touche “lecture” et à la découverte de certains morceaux, que j’écoutais des chansons d’IRON MAIDEN. Certes, on ne peut bien évidemment pas se laisser abuser, ni par le timbre de voix de Bruce Dickinson, ni par le claquement caractéristique des cordes de Steve Harris ou encore par les descentes de toms de Nicko McBrain. En revanche, l’agencement des parties de guitares d’Adrian Smith, Dave Murray et Janick Gers et leurs progressions d’accords au gré des titres sont – allez, j’ose le terme – assez révolutionnaires. Il en est de même pour le traitement de la voix de Bruce qui se voit parée de quelques effets qui n’avaient pas eu cours jusque-là. Oh, je vous rassure, point de vocoder à l’horizon mais des habillages subtils qui se dévoilent au gré des écoutes. Et tant qu’on en est à parler de Bruce, les harmonies qu’il effectue ainsi que le doublage de ses lignes de chant sont du domaine de l’inédit, du jamais entendu sur aucun autre album. Quant aux compositions, elles sont là encore proches de l’inédit dans une très large proportion. On retrouve çà et là les gimmicks que l’on connaît ainsi que certains éléments immuables de l’identité sonore du groupe et tant mieux quelque part. IRON fait du MAIDEN, c’est acquis. Mais les ambiances, elles, et ce, dans une large proportion, font office de véritables bouffées d’air frais dans un paysage sonore que les fans acharnés connaissent quand même très bien depuis le temps.
Des sonorités folkloriques de ''The Writing On The Wall'', en passant par les gammes de blues enveloppant ''Darkest Hour'' jusqu’au rythme tribal rehaussé de guitares agressives qui caractérisent le morceau-titre ''Senjutsu'', IRON MAIDEN la joue diversifié et ça n’a jamais aussi bien marché. Pour la parenthèse historique, l’une des traductions du terme Senjutsu est utilisée pour désigner le concept de l’Art de la guerre. Et il existe un ouvrage du même nom compilé il y a près de mille ans, inspiré par un général chinois ayant vécu au VIe siècle avant J.-C. qui allait par le nom de Sun Tzu. D’où le thème utilisé pour la pochette signée une nouvelle fois par Mark Wilkinson. Fin de la parenthèse. Aux crédits de ce nouvel album, on retrouve un Steve Harris se payant le luxe de signer seul la moitié de l’album en durée et qui, loin de faire du remplissage, se permet d’aligner des gemmes telles que ''Lost In A Lost World'', ''Death Of The Celts'' et, surtout, ''The Parchment''. Ce chef-d’œuvre bénéficie d’une introduction qui évoquera immanquablement à certains le Boléro de Ravel avant que le tout nous envoie émotionnellement très loin, les sonorités orientales qui accompagnent cette rythmique qui se veut désormais lancinante mettant littéralement l’auditeur en semi-transe (ça a très bien marché sur moi en tout cas).
La Vierge de Fer a-t-elle jamais sonné aussi massivement par le passé ? Non. Elle s’en est approché, oui, mais pas à ce point. A n’en pas douter, cette composition de 12 mn pendant laquelle on ne s’ennuie pas une seconde, dotée en prime d’un échange de soli époustouflant de plusieurs minutes en son milieu, serait une apocalypse sonore en concert avec tout le decorum et le volume à 11. En un mot, MAGISTRALE ! Le binôme Smith/Dickinson, lui, brille de mille feux sur ''Days Of Future Past'' et ''Darkest Hour'', une ballade aux motifs blues rock qui se veut l’une des plus belles surprises de l’album, soit dit en passant. Et en parlant d’Adrian Smith, il faut relever que le guitariste se taille la part du lion sur ce disque, enquillant des soli déments et mélodiques, la patte “H” (surnom d’Adrian) dans toute sa splendeur, mais un cran au-dessus encore. Il était déjà flamboyant, on le sait, mais là, il explose le score. Et tandis que Gers reste plutôt fidèle à lui-même (cosignant ici deux titres avec Harris dont un très réussi ''The Time Machine'', qui fait écho dans son introduction à ''The Legacy'' que l’on trouve sur « A Matter Of Life And Death » en 2006), Dave Murray ose, modifie de ci de là le son qu’il a habituellement et ne s’en tient pas seulement aux legato qui ont établi sa signature en tant que guitariste. Un sentiment confirmé à l’écoute de son solo sur ''Darkest Hour'', hendrixien dans l’esprit et à l’image de celui qu’il jouait sur ''Coming Home'', chanson de l’album « The Final Frontier » paru en 2010.
Certains maugréeront, et non sans raison, que « Senjutsu » n’évite pas les raccourcis et astuces qu’IRON MAIDEN a déjà utilisés maintes fois auparavant (les mauvaises langues iront jusqu’à parler de poncifs), mais cela permet d’avoir des repères dans un disque qui aime à surprendre en permanence l’auditeur, prêt parfois à le perdre en chemin avant de revenir le chercher par la main pour le ramener en terrain connu. N’étant pas habitués à de telles prises de risque, car c’en sont ici de véritables, et qui en plus de cela fonctionnent très bien, ces repères font office de cailloux pour les Petits Poucets que nous sommes. Afin de nuancer le concert de louanges du début, on peut apporter un bémol de par la longueur excessive de certaines parties instrumentales, où les longs motifs sont repris quatre, cinq, six fois sans que cela apporte quoi que ce soit de plus et qui laissent à penser que ces titres y auraient encore gagné en efficacité s'ils avaient été amputés de quelques minutes dispensables. D’autres argueront, avec raison là encore, que certaines ambiances se rapprochent un peu trop de l’esprit « Brave New World » ou que telle ligne vocale pourrait être chantée sur un autre morceau du groupe (à vous de retrouver l’exemple dans le dernier pavé qu’est ''Hell On Earth''). L’auditeur qui sera attentif aux moindres détails remarquera que le tempo général de l’album est légèrement ralenti et il n’est pas saugrenu de penser que le cogneur de fûts qu’est Nicko McBrain, approchant de ses 70 ans qu’il fêtera en juin prochain, y est un peu pour quelque chose. Mais loin de desservir le propos, cette légère baisse de rythme (il y a toujours de belles cavalcades tout de même) élève le niveau à des niveaux peu explorés jusque-là, à l’instar de ''Senjutsu'' ou ''The Parchment'', comme évoqué plus haut. Mais il en a encore suffisamment sous la pédale pour en remontrer à plus d’un, ce qu’il ne manque pas de prouver à plusieurs reprises sur « Senjutsu », le disque.
En conclusion, et s’il fallait souligner de nouveau les atouts de l’album, on pourrait dire que Bruce chante comme rarement il l’a fait par le passé, se permettant également de redéfinir par moments son style habituel chez MAIDEN en adoptant des intonations que l’on a déjà eu l’occasion d’entendre uniquement sur les albums de sa carrière solo. Signalons au passage qu’une partie de ses prises vocales ont été effectuées alors qu’il était en convalescence après une opération, la jambe enflée comme un ballon et dans une attelle, convalescence passée dans le studio, casque sur les oreilles. Après ce qu’il a subi à l’issue des sessions d’enregistrement de « The Book Of Souls », pendant lesquelles il était déjà atteint d’un cancer de la gorge, on ne peut qu’être empreints de respect à son égard. Ah si ça continue, comme dirait l’artiste, faudra qu’ça cesse ! Pointons aussi que l’on a des ambiances, arrangements et suites d’accords inédits qui contrebalancent les impressions de déjà-vu mais qui sont autant d’automatismes dont on ne leur tiendra pas trop rigueur (sur ''Stratego'' notamment, un single balisé). Toutes ces nouveautés tout du long de « Senjutsu » s’équilibrent parfaitement avec les compositions plus normalisées et peuvent être interprétées comme le ying et le yang d’un groupe proposant une approche connue, mais sous un angle nouveau. Il faudra du temps à certains auditeurs afin de comprendre la direction empruntée par IRON MAIDEN et « Senjutsu », un chemin entrepris depuis 15 ans quand même avec « A Matter Of Life And Death », voire bien plus si on se réfère aux longues compositions que l’on trouvait déjà sur « Dance Of Death » et « Brave New World ». Mais une fois qu’ils auront apprivoisé la bête, cela leur apparaîtra finalement comme une évidence. « So it shall be written and so it shall be done… », vous vous souvenez ? Tout cela afin de vous convaincre, si besoin est, que ce disque est une réussite presque inespérée lorsque l’on écoute un groupe qui a derrière lui 16 disques studio dans les bacs et plus de 40 ans de carrière au compteur.
« Up. The. FUCKING. Irons! », voilà ce que l’on s’exclamera à l’issue des 82 mn que dure ce double « Senjutsu ». Et sur un air bien connu, concluons par cette entraînante ritournelle : « MAIDEN s’en va-t-en guerre, Mironton, mironton, mirontaine / MAIDEN s'en va-t-en guerre, Ne sait quand… s’arrêtera ! »