Gamin jurassien né à la charnière des années 70 et 80, Julien Deléglise va découvrir la musique rock avec l’album « Un Autre Monde » de TELEPHONE en 1985. Il intègre la rédaction de Blues Again en 2004, et publie son premier ouvrage de chroniques chez Camion Blanc en 2015, en pur passionné. Depuis, huit ouvrages ont vu le jour... le dernier, nommé ''MOTÖRHEAD'' et paru le 10 octobre aux Editions du Layeur, revient en détail sur la discographie studio du trio, ainsi que sur ses lives officiels. Une sélection de compilations est également proposée, visant à mettre en avant les publications les plus intéressantes parmi la pléthorique discographie plus ou moins officielle du groupe qui, avec Lemmy Kilmister, aura contribué à définir un véritable canon musical, une pierre angulaire de l’histoire du rock’n’roll dont nous parle Julien Deléglise dans cet entretien où la passion musicale de l'auteur résonne dans chacune de ses réponses.
Pour commencer Julien, peux-tu nous raconter ta première rencontre et ton amour passionnel pour le rock ?
Voilà une vaste question d’entrée ! Ma première rencontre avec le rock est intervenue en 1985, alors que j’avais six ans. Alors que j’écoutais surtout des génériques de dessins animés, je suis tombé sur la chanson ''Un Autre Monde'' de TELEPHONE, qui était le thème d’une émission de Patrice Drevet pour les ados que ma sœur regardait. Il se trouvait qu’elle avait la cassette, et à l’écoute de ce premier album, j’ai été transpercé par la puissance du rock. Je n’ai alors plus rien écouté d’autre, littéralement. Lorsque mes copains et copines se régalaient sur les chansons du Club Dorothée, j’étais déjà passé à autre chose. J’ai ensuite découvert THE POLCE et DIRE STRAITS via les cassettes de ma sœur. Mais déjà, j’ai commencé à avoir un côté complétiste, à vouloir comprendre l’évolution musicale d’un groupe. Dès que j’ai eu mon premier poste à moi, et un peu d’argent de poche, j’ai acheté des cassettes, j’en ai copié... Mes premières découvertes personnelles seront les BEATLES, Jimi Hendrix et surtout les WHO, autre groupe que je vais adorer. Je suis impressionné par la puissance musicale, et leur jeu de scène que je découvre dans des documentaires de l’époque, comme dans l’émission Culture Rock. LED ZEPPELIN sera mon premier groupe de hard-rock à proprement parler. Puis ce sera DEEP PURPLE, BLACK SABBATH, AC/DC... Je suis adolescent dans les années 1990, et la plupart des gens se débarrassent de leurs vinyles. Je me procure alors pour quelques francs chacun, des centaines de LP. Je peux sans me ruiner découvrir des choses, et je tombe alors sur JUDAS PRIEST, UFO, THIN LIZZY, WISHBONE ASH, KING CRIMSON...
Je suis un garçon assez indépendant d’esprit. Je suis en rébellion contre tout ce qui est populaire au lycée. Je rejette alors METALLICA ou GUNS N' ROSES. Je préfère me faire ma culture musicale bien à moi. Et c’est comme cela que je deviens un fan de MOTÖRHEAD, de la NWOBHM avec les premiers IRON MAIDEN et SAXON... Cela ne m’empêche pas de découvrir des groupes de l’époque, mais je prends les chemins de traverse. Je deviens ainsi un fan de doom et de stoner. J’ai ainsi acheté les albums de KYUSS, UNIDA, ELECTRIC WIZARD ou SLEEP à leurs sorties. Je me suis aussi plongé à fond dans des groupes comme PENTAGRAM ou SAINT-VITUS.
Cette passion s'est donc liée à une autre : l'écriture. Comment tout a commencé ?
Ayant grandi jusqu’à ma majorité sans internet, pour trouver des infos sur des groupes ou des disques, il fallait acheter des livres ou des magazines. J’ai beaucoup lu la presse metal de mon adolescence : Hard-Rock Magazine, Hard’N’Heavy, Hard Force, Jukebox et Rock&Folk. Mais comme j’adorais la musique des années 1970 et 1980, j’ai commencé à acheter de vieux magazines pour trouver des articles sur des groupes qui me passionnaient ou pourraient m’intéresser : des vieux Rock&Folk, Best, Jukebox, Enfer... Et je dois avouer que j’aimais beaucoup la manière de parler musique d’Hervé Picart, Alain Dister ou Philippe Paringaux. C’était plutôt lettré, avec pas mal d’images pour traduire le sentiment que provoquait un morceau chez eux.
J’ai accumulé cette culture ''littéraire'' sur la musique, tout en me faisant ma propre culture littéraire : Jean Ray, HP Lovecraft, Michel De Ghelderode, Claude Seignolles... Je ne suis à la base pas un littéraire au sens du scolaire. J’étais un gamin moyen en français avec des parents enseignants, les livres étudiés comme Balzac ou Molière m’ennuyaient profondément. Je ne comprenais pas comment on pouvait passer autant de temps à analyser chaque ligne pour y trouver des sens cachés partout. Cette langue française ne me parlait pas, et tous mes professeurs de français m’ont dégoûté de la lecture et de l’écriture en me faisant comprendre que j’étais un type moyen et sans talent sur le sujet.
Et puis, lors de mes études, cherchant ma voie, je me suis retrouvé le soir en semaine seul dans ma piaule à Albi, à Amiens, puis à Limoges. J’écoutais de la musique, il y avait les premiers blogs, on est vers 2000 environ, j’ai vingt ans. Je commence à écrire des chroniques de disques que je publie sur mon blog que je nomme Electric Buffalo, et qui est toujours ouvert, car je n’ai jamais eu le cœur de le fermer. J’y ai publié presque dix ans. Je vois que cela intéresse des gens, et à force d’écrire chaque soir quasiment, mon style commence à devenir un peu meilleur (rires).
Choisir le groupe MOTÖRHEAD pour réaliser un nouvel ouvrage, c'est aussi graver ce qu'est devenu le groupe pour toi au fil des années ?
Je n’ai pas eu une telle prétention au départ. En fait, j’essaie à chaque livre de faire mieux que le précédent, en essayant de traiter des sujets variés et surtout originaux du mieux que je le peux. J’avais déjà publié un ouvrage sur Fast Eddie Clarke chez Camion Blanc en 2016, mon second livre. Mais il y a eu aussi la biographie officielle des Variations écrite avec le guitariste-fondateur, Marc Tobaly. Le Layeur me permet de sortir de beaux ouvrages illustrés, ce qui fait que j’ai peu de limites en terme de qualité.
Comme pour les précédents, j’ai essayé avec ce MOTÖRHEAD de proposer l’ouvrage que j’aurais aimé trouver quand j’étais ado : un livre complet, roboratif, passionné, avec beaucoup d’informations, et des clefs de compréhension de chaque disque. J’aime les aventures humaines, le contexte. Les ragots de sexe et de drogues ne m’intéressent pas. On parle de rock’n’roll, il est évident que c’est souvent le cas. Je préfère m’attacher aux personnalités, à ce qui fait l’alchimie d’une formation à l’instant présent. J’ai notamment pris exemple sur l’édition anglo-saxonne, qui propose des ouvrages très complets et très bien illustrés.
Durant ton parcours de journaliste et chroniqueur as tu eu cette chance de regarder Lemmy dans les yeux et discuter avec lui plusieurs fois ?
Je vais te décevoir, mais je ne l’ai jamais rencontré. J’ai échangé quelques messages avec Fast Eddie Clarke en 2016, il avait été très honoré de la sortie de mon livre à son sujet, il en avait même parlé sur sa page officielle.
Je ne suis pas un coureur de concert ou d’interviews. Il y a d’abord les limites techniques : j’ai toujours été un garçon de province, donc l’accès aux concerts est toujours plus contraignant. D’autre part, ce n’est pas mon métier. Je fais tout cela par pur plaisir avant tout, j’ai cette chance. Alors oui, j’ai sans doute loupé de belles rencontres. Mais je suis un homme plutôt introverti, j’aime écouter ma musique le plus souvent la nuit, avec mon casque sur les oreilles, dans ma bulle introspective.
Je crois que faire de la musique et en parler sont deux choses très différentes. J’ai fait quelques interviews, et souvent, les musiciens sont bien incapables d’expliquer le sens de tel ou tel morceau. Je me souviens d’un échange avec Fast Eddie en 2016. Je lui avais écrit une tirade sur le morceau ''Step Down'' de l’album « Bömber ». C’est un heavy-blues poignant qu’il chantait avec sa voix un peu fêlée, et je le trouve magnifique. Il me répondit qu’il était très flatté de ce que j’écrivais, mais qu’en fait, il avait joué un truc à la John Mayall, et comme c’était un blues triste, il avait écrit des paroles tristes. Point. Je ne lui en ai pas voulu le moins du monde. Nous étions sur deux facettes différentes de la musique, lui qui la fait, moi qui écrit et tente de faire ressentir des choses avec des mots. Ce qu’il y a de plus sincère chez un musicien, c’est de toute façon sa musique. Il y a des bons clients, comme Lemmy Kilmister pouvait l’être, mais lui-même était incapable d’expliquer les chansons de son dernier disque, contrairement à un Pete Townshend des WHO par exemple.
Pour les fans de MOTÖRHEAD, j'aimerais que tu nous dises ce que l'on retrouve dans ce beau livre qui est sorti le 10 octobre dernier, sans trop en dévoiler bien sûr...
Eh bien, tout (rires) ! Ou presque, car depuis la fin du manuscrit, le coffret sur Fast Eddie Clarke est sorti. Il s’agit de l’histoire du groupe à travers ses disques officiels, studios et lives. J’ai consacré un chapitre aux compilations et archives qui me paraissaient intéressantes et significatives de leur carrière discographique parfois chaotique. Il y a enfin les carrières solos complètes de tous les musiciens, avant et après MOTÖRHEAD. On trouve donc HAWKWIND, PINK FAIRIES, THIN LIZZY ou King Diamond par exemple. L’ensemble a été illustré par des photos de qualité issues de la collection de mon ami Ritchie Le Riaume, immense collectionneur de MOTÖRHEAD depuis 1979, mais aussi de la mienne, bien plus modeste. Le but est de permettre au néophyte de découvrir un panorama le plus complet possible de ce groupe mythique, et au passionné d’en apprendre encore, ainsi que de découvrir ou redécouvrir des albums.
En 1993 j'avais 27 ans, tu en avais 14 et les premiers sons qui pénètrent ton esprit sont presque les mêmes que les miens quand j'avais cet âge-là, quelle a été ta première impression quand tu as écouté ensuite MOTÖRHEAD pour la première fois ?
Rappelons qu’à l’époque je suis sur un triumvirat WHO, LED ZEPPELIN, DEEP PURPLE. Je viens de découvrir le riff lourd avec le premier album de BLACK SABBATH. J’aime cette rage et cette inventivité tirée du blues et du rock psychédélique. Je vis alors une période compliquée de ma vie, comme je l’ai expliqué en introduction personnelle de ce livre. Je suis plein de frustrations et de colère. Je fulmine intérieurement, mais rien n’arrive à vraiment transcrire ce que je ressens.
Lorsque je découvre l’album « Overkill », je suis bouleversé. Ces hommes semblent jouer ce qui hurle en moi depuis des mois. C’est un mélange de heavy-rock impitoyable et hurlant, et de blues furieux et hululant. La production de Jimmy Miller rend le son plein et compact, impressionnant, dantesque. La batterie de Taylor tabasse en bas du mix, la basse et le chant grondent au milieu, la guitare vient compléter le spectre en haut et au milieu, entre les riffs tendus et les chorus acides de Clarke.
Il y a les torgnoles sonores comme ''Overkill'', ''Stay Clean'' ou ''No Class''. Et puis il y a les choses plus subtilement blues comme ''Capricorn'', ''Metropolis'' ou ''Limb From Limb''. MOTÖRHEAD pose alors en majesté, avec cette allure unique et novatrice de vêtements noirs, de cuir et de cartouchières, l’air impitoyable. L’image qui me marque le plus est celle de Fast Eddie Clarke au verso, avec sa Stratocaster bricolée, torse nu sous son perfecto, jeans et cartouches à la ceinture, la tête tournée vers Lemmy, dans un halo rougeoyant devant un mur d’amplis. Pour moi, cela reste la plus belle image symbolique du rock électrique en général. C’est iconique de ce rock ouvrier et sans concession, tout simplement.
On retrouve de belles images dans ton livre, beaucoup d'émotions quand tu racontes toutes ces années passées à écouter, lire et écrire... On peut lire aussi qu'après la disparition de Lemmy Kilmister, pour beaucoup, ce fut un grand vide et que rien ne serait plus jamais pareil...
Lemmy Kilmister fut au carrefour de beaucoup de choses de par sa propre personne. Il était issu de la scène psychédélique dissidente de Ladbroke Grove, qui réunissait des groupes, artistes et militants d’extrême-gauche, féministes et écologistes. Ils avaient régulièrement des problèmes avec la police, portant d’ailleurs des badges à croix gammée par provocation, la croix gammée inversée étant un symbole grec qui signifiait ''amour'', comme les hippies. Cette référence était au début des années 1970 d’une violence extrême, car une bonne partie de la classe politique de l’époque avait connu la Seconde Guerre Mondiale. Des groupes comme HAWKWIND dont fit partie Lemmy furent des références pour le punk à venir. Johnny Rotten des SEX PISTOLS était fan d’HAWKWIND, tous comme les DAMNED. Avec l’arrivée de Fast Eddie Clarke se fit la jonction avec LED ZEPPELIN et le JEFF BECK GROUP, soit les bases du son hard-rock. MOTÖRHEAD et Lemmy furent donc un carrefour qui mena au nouveau heavy-metal de la NWOBHM, puis du thrash-metal.
Lorsque Lemmy est mort, quelque chose de l’ordre du sacré est parti. MOTÖRHEAD représentait cet idéal de rock’n’roll heavy et farouche capable depuis une petite vingtaine d’années d’attirer également un public féminin de plus en plus nombreux vers le heavy-metal. Lemmy était un homme charismatique, drôle, cultivé, capable d’auto-dérision, et qui avait une considération de la femme très différente de sa génération. Il avait été élevé par sa mère et sa tante. Son père l’avait abandonné à son jeune âge. Dans son autobiographie, il fera la description d’un pauvre type. Il aura donc une approche des femmes très différente et moderne de sa génération.
Lemmy était ce type que nous rêvions tous d’être : droit dans ses bottes, capable de dire merde au premier abruti croisé, vivant sa vie comme il le souhaitait. Il est le rappel incessant de notre propre lâcheté.
J'imagine que pour toi, grand fan de MOTÖRHEAD, tu as dû sentir monter une grande émotion quand tu as découvert pour la première fois la statue de Lemmy à l'entrée de la Warzone du Hellfest...
C’est un beau symbole, et un bel hommage. Mais je n’aime guère cette panthéonisation du rock. Ces hommes ont joué leur musique sans se soucier du lendemain. Vu le régime de Lemmy, il aurait dû mourir largement plus tôt. Il nous a survécu soixante-dix ans, et on ne peut que s’en réjouir.
Le plus bel hommage que l’on puisse faire à Lemmy Kilmister et MOTÖRHEAD, c’est d’écouter leurs albums, de s’en imprégner, d’en comprendre l’énergie et la rébellion, et que des jeunes gens issus des classes pauvres prennent la scène et fassent du bruit avec des guitares comme le fit MOTÖRHEAD, avec cet esprit sans concession, le couteau entre les dents, à hurler leur colère.
Je sais qu'il est difficile de faire un choix, mais s'il le fallait, parmi les albums studio de MOTÖRHEAD, lequel serait pour toi celui qui restera dans toutes les mémoires ?
Indiscutablement, c’est « Overkill ». Il est le départ de tout. C’est la synthèse parfaite du son abouti de MOTÖRHEAD, dans son incarnation mythique. Ce disque va engendrer, avec « Killing Machine » de JUDAS PRIEST, la révolution heavy-metal. MOTÖRHEAD invente le logo que l’on représente partout sur les disques et les tee-shirts (le Snaggletooth) qui inspirera IRON MAIDEN, SAXON, MEGADETH... il invente l’uniforme heavy-metal. Il faut rappeler que même JUDAS PRIEST se sape en satin de couleur et en boots à plate-forme jusqu’en 1978. Dès 1977, MOTÖRHEAD a son logo et son look cuir, chemise noire et cartouchières. Et l’on pose avec des flingues sur les photos promotionnelles.
« Overkill », c’est en fait le début de tout. Sans eux, il n’y a pas d’IRON MAIDEN, de SAXON, de DEF LEPPARD, de METALLICA, de SLAYER... Et cela va jusqu’à VENOM, qui est un alliage de JUDAS PRIEST et de MOTÖRHEAD. Et puis il faut mentionner qu’Abbath d’IMMORTAL est un fan de MOTÖRHEAD. Il a un groupe de reprises nommé BÖMBERS. Bref, sans ce disque, il n’y a pas quarante ans de metal à venir.
Nous invitons donc les lecteurs de HARD FORCE à se jeter sur ce pavé qu'est ''MOTÖRHEAD'' aux Editions du Layeur, et pour finir cher Julien, quel sont tes projets pour les mois à venir ? Des pistes sur un prochain ouvrage ?
Je ne reste jamais inactif. Lorsqu’un livre sort, je suis déjà sur le suivant. Je me suis lancé sur un gros travail. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’agit d’un groupe originaire de Birmingham.
"MOTÖRHEAD" de Julien Deléglise aux Editions du Layeur.