
Le printemps arrive doucement sur la région parisienne. Entre soleil radieux, nuages, averses et éclaircies, ce sont sans aucun doute ce que l’on appelle les giboulées de mars. Et pour être complètement en phase avec la météo, on a choisi d’aller voir les Suisses ZEAL & ARDOR qui se produisent dans la capitale ce dimanche 23 mars, à l’Elysée Montmartre, et qui vont nous faire traverser tous les climats possibles et imaginables durant une prestation aussi intense physiquement qu’émotionnellement.
Timing parfait entre la circulation assez fluide et mon arrivée sur les lieux, à peine cinq minutes avant l’ouverture des portes. On y retrouve avec joie des visages connus avec qui nous avons déjà partagé plusieurs concerts, arrimés à la barrière comme de coutume, et le temps d’attente avant le début du spectacle prévu à 20h00 nous parait moins long en discutant et nous remémorant les bons souvenirs. Avec une salle au départ franchement clairsemée, nous faisant craindre le pire pour la soirée, on voit finalement les spectateurs arriver au compte-goutte. Mais on se dit aussi que c’est dimanche, et que les gens aiment prendre leur temps et profitent des derniers rayons de soleil en mode peinards.
Ce sont les Polonais DOM ZŁY qui sont chargés de la mise en bouche. Ils évoluent dans un style post black metal particulièrement sombre et torturé. Menés par leur frontwoman Anna Truszkowska, hurleuse en chef investie et à fleur de peau, ils viennent défendre leur deuxième album studio, « Ku Pogrzebaniu Serc » paru début 2024 et mixé par l’ex-bassiste d’AMENRA et actuel chanteur bassiste de DOODSESKADER (vu récemment en première partie d'ALCEST), Tim De Gieter. Voilà qui plante le décor et permet de mieux cerner le propos du groupe. C’est violent, noir, sale et triste. Et prenant d’une certaine façon, car l’implication de la meneuse est totale. Elle concentre tous les regards, car même si ses camarades de jeu assurent l’assise musicale nécessaire, ils ne sont guère démonstratifs et se contentent d’headbanger sur place, sans chercher à occuper l’espace scénique. Anna, elle, bouge bien plus, cachant son visage derrière sa chevelure. Une manière aussi de cacher ses émotions, tant elle a l’air d’expulser sa rage en souffrant. Les quelques mots qu’elle prononce sont des remerciements, en français qui plus est, avec une voix très douce, presque timide, et visiblement très émue, qui contraste avec la puissance qu’elle déploie. Le son est fort, et a la fâcheuse tendance à noyer tous les instruments dans la masse, et masquant par là même, les mélodies de guitare pourtant bien présentes. Si les compositions sont solides, on leur reprochera cependant une trop grande linéarité donnant l’impression persistante que l’on écoute toujours le même morceau. Seul l’avant dernier, "Nie Pamiętam Siebie" et son break qui ne laisse parler que la batterie et la voix, montre le groupe sous un jour différent. DOM ZŁY, avec seulement 30 minutes de jeu, n’a cependant pas démérité et reçoit un très bel accueil de la part du public.

La salle est dorénavant pleine comme un œuf, et si les rangs nous semblaient espacés en début de soirée, l’étau se resserre imperceptiblement en devant de scène. ZEAL & ARDOR est très attendu, et c’est en défendant leur excellent et atypique nouvel album « Greif » que les musiciens vont devoir prouver qu’ils n’ont rien perdu de leur intensité scénique. Bien au contraire, l’expérimentation leur a permis d’acquérir une liberté de ton que bien peu possèdent. Dès que retentissent les premières notes de "The Bird, The Lion And The Wildkin", le feu qui couvait dans la salle se transforme en véritable ouragan, et les corps se retrouvent projetés dans un tourbillon effréné, comme si la fosse s’était transformée en tsunami humain, envoyant valser les bras, les jambes, les têtes, dans des directions opposées et les assauts contre la barrière sont comme des lames de fond qui vous aplatissent comme des crêpes et vous laissent aussi lessivés qu’une serpillière. Après un "Wake Of The Nation" relativement calme (mais tout est relatif !), c’est l’incontournable et explosif tube "Götterdämmerung" qui va booster l’énergie générale. Energie qui ne retombera pas une seconde durant les 80 minutes du show. Il faut dire que le groupe maitrise l’art de balancer des brûlots, courts, mais ô combien efficaces, pour ne pas laisser retomber la pression. Laissant la musique s’exprimer, Manuel Gagneux parle peu, mais ses sourires valent tout l’or du monde. Il nous avoue tout de même son immense joie de voir que les spectateurs Français sont de plus en plus nombreux à leurs concerts. Depuis le temps qu’ils tournent ensemble, les musiciens ont acquis une complicité qui transpire et leurs interactions sont particulièrement jouissives, comme ce pogo, entre le vocaliste Marc Obrist et le bassiste Lucas Kurmann, ou bien quand l’autre vocaliste, le facétieux Denis Wagner, joue avec le micro de la batterie de Marco Von Allmen. Denis Wagner, justement, est un électron libre, complètement possédé par la musique, qui se donne à fond dans une débauche d’énergie ultra contagieuse.
Le light show est superbe et complètement approprié à l’ambiance des chansons. Le son est parfait, très fort, certes, mais clair et on ressent les vibrations de chaque note de la guitare de Tiziano Volante, chaque impulsion rythmique, dans le moindre atome du corps. Galvanisé par un groupe qui donne tout, le public ne faiblit pas une seconde, et mon joyeux voisin Brésilien qui ne cesse de m’écraser les côtes, s’excuse, tout penaud, tentant lui-même de se raccrocher à un bout de barrière pour ne pas se faire emporter... par la houle. Les titres s’enchainent sans temps mort : "Ship On Fire", "Erase", le génial "Gravedigger’s Chant", les nouveaux "Fend You Off" et "Kilonova" qui passent l’épreuve du live haut la main, gagnant même en intensité, le tube gospel "Blood In The River", le sombre et menaçant "Run", "Tuskegee" et l’imparable et dansant "Row Row". La sublime ballade "To My Ilk" apparait comme une douce éclaircie au milieu de cette déferlante qui attise les sens, l’indispensable et bienvenu moment poétique sur lequel Manuel Gagneux démarre seul accompagné de sa guitare et de la basse de Lucas, avant que les autres ne reviennent assurer les harmonies vocales de toute beauté. Les voix des trois vocalistes se marient et se complètent à merveille tout au long du concert et donnent une dimension presque mystique à la prestation. "Sugarcoat" donne une fois de plus l’occasion au public de participer avec ses « Lalalala » que Denis Wagner, toujours monté sur ressorts, nous enjoint à entonner.

Mais c’est sur le furieux "Death To The Holy" que les spectateurs vont s’exploser le plus les cordes vocales, dans un grondement furieux et irrépressible. "Devil Is Fine" clôt le chapitre avant que le groupe ne revienne en scène au son de "Une Ville Vide" pour les rappels, sous les applaudissements incessants d’une audience conquise. Manuel Gagneux en profite pour reprendre la parole. Son sourire est immense, ses yeux éberlués, incrédules : « Merci Paris ! C’est comme ça le dimanche pour vous ? Putain !!! ». Le frontman n’en revient pas de cet accueil et de cette ambiance de folie absolue dans la salle. Il est vrai que pour le coup, on est à mille lieues de l’ambiance pantouflarde d’un dimanche soir, vautré sur le canapé, l’esprit vampirisé par des écrans pourvoyeurs de néant intellectuel. Ce soir, on se sent vivant, présent, entier (ou presque, vu les ruades subies dans les côtes et le dos), et plus que tout, on vibre avec les autres êtres humains, ceux qui donnent de leur art de leurs personnes sur scène et ceux qui partagent cette joie indicible dans la salle. « Plus que cinq chansons », nous annonce Manuel. Alors profitons, car cela passe vite, trop vite. "Trust No One", le lancinant "At The Seams", le groovy et pénétrant "Don’t You Dare", puis retour dans la « musique agressive » dixit Manuel, après d’autres remerciements chaleureux, avec l’angoissant "I Caught You" et son rythme saccadé où pointe l’urgence, et qui verra un wall of death brutal se former sur l’incitation du frontman, ainsi que "Clawing Out", dernier coup de poing dans l’estomac qui nous laisse pantois.
L’ovation rugissante récoltée par les six musiciens est complètement justifiée et les visages épanouis qu’ils nous renvoient en disent long sur les émotions qu’ils viennent de vivre. Une heure et vingt minutes de jeu. Dit comme cela, ça peut paraitre court, mais lorsqu’on est en présence d’un groupe aussi passionné, intense, redoutable et sincère que ZEAL & ARDOR, on en sort repu. Et lessivé. Il faut compter ses abattis pour vérifier qu’aucun ne manque à l’appel et que l’on n’a pas perdu une côtelette en route, mais on est heureux. Certes, on aurait aimé qu’ils nous rajoutent un ou deux morceaux supplémentaires, comme les excellents "Thrill" et "Hide In Shade", mais qu’à cela ne tienne ! On les aura peut-être lors d’une prochaine venue. Et il est à parier qu’il y aura encore plus de monde pour vous acclamer, Messieurs.
Photos © Leonor Ananké - Portfolio
