
Élu meilleur festival belge en 2024 par les auditeurs de Studio Brussel, l’Alcatraz n’a pas failli à sa réputation en 2025. Les quatre scènes de Courtrai – la Prison, la Swamp, l’Helldorado et la Morgue, par ordre de taille – ont accueilli de nombreux groupes, de tout genre et de toute notoriété. Une nouvelle fois le choix a été cornélien : quel regret, le vendredi 8 août, de ne pas avoir assisté à la prestation de SLOMOSA ou de KING BUFFALO, mais le premier jouait en même temps qu’ABBATH et le second était en concurrence avec W.A.S.P.… Tant pis aussi pour KREATOR, la tête d’affiche, ou MASTODON.
La nostalgie l’a donc emporté puisque que le Norvégien se concentrait sur le répertoire d’IMMORTAL et l’Américain mettait à l’honneur le premier album de son groupe. Ces plongées dans un riche passé sont une constante de l’Alcatraz, de nombreux festivals et même de notre époque. Voir ses souvenirs ressusciter est un mirage certes, mais aussi un enchantement. Ainsi le retour en 1984 avec un Blackie Lawless en forme (Prison, 19h30 – 20h30) est jouissif. Dans un décor de bazar bizarre grand-guignol, il joue les classiques indémodables de sa première réalisation, dans l’ordre qui plus est. Tout de noir vêtu, jusqu’à sa chevelure, bottes blanches exceptées, le frontman de W.A.S.P. se balance sur son micro squelette, pas gêné par les demi-scies circulaires qui ornent ses avant-bras. Surtout, même s’il s’économise sur les refrains, il assure ses parties vocales avec brio, à l’image du début de "Wild Child" où sa voix rocailleuse accompagnée de sa seule guitare brille d’une rare beauté... Et que ça fait du bien de ne pas subir les excentricités incessantes de son soliste, le surexcité Doug Blair. Blackie s’interrompt régulièrement pour narrer la naissance de cette tournée hommage, sans faire preuve de la moindre modestie mais bon, le bonhomme est "bigger than life", n’est-il pas ? Une heure qui passe à toute vitesse, magnifiée par les clips et vidéos de concert des années 80 qui viennent se superposer à la prestation actuelle dans une étonnante, émouvante rencontre entre passé et présent. Un regret ? Les absences de "Animal (Fuck Like a Beast)" que le gaillard ne joue plus depuis que Dieu est entré dans sa vie et du "Paint it Black" des STONES, présents sur la réédition de 1997 de l’album célébré.

Abbath, sous l’appelation ABBATH DOOM OCCULTA (Swamp, 00h30 – 01h30), offre une promenade enchanteresse et glaciale dans le riche patrimoine d’IMMORTAL – à l’exception bien entendu des deux derniers albums, ceux ayant suivi son départ du groupe, et avec trois titres de « Sons Of Northern Darkness ». Sous des lumières froides où domine le bleu, nimbé de fumée en forme de brouillard arctique, devant un back-drop de paysage nordique, le chanteur/bassiste est en forme, guttural à souhait. Il parle et bouge peu, comme ses acolytes, pour se concentrer sur ses parties dans une logique black metal. Le répertoire est incroyable, de l’iconique "Blashyrkh (Mighty Ravendark)", joué avec un masque, au légendaire "Mountains Of Might" sans oublier les titres plus heavy comme "Damned In Black" ou l’antique "The Call Of The Wintermoon". Les ruptures acoustiques, aussi brèves qu’envoûtantes, surgissent dans la furie guerrière, comme une brève et timide apparition solaire dans la nuit polaire.
Si Abbath est une grande partie de l’âme d’IMMORTAL, tel n’est pas le cas de Phil Campbell avec MOTÖRHEAD. L’élégant, quoique désormais ventru, guitariste est certes légitime tant il a marqué l’histoire du Bombardier, rejoint dès 1984, mais il n’est pas son visage. Avec ses BASTARD SONS – soit ses fils, qui forment le clan Campbell, et le chanteur Joel Peters – il livre un set consacré intégralement au groupe de Lemmy, en hommage à ses 50 ans (Prison, 16h25 – 17h15). Discret, caché derrière ses lunettes et son bonnet noirs, il laisse la vedette à son envahissant chanteur au t-shirt ridicule orné d’une pizza., à la voix trop lisse – n’est pas Lemmy qui veut... (Joel Peters a quitté le groupe en septembre dernier - Ndlr). Il a toutefois la décence de pointer Phil du doigt quand celui-ci se lance dans ses soli. Même si la set-list aligne les incontournables – allez quelques titres de ci, de là comme "Iron Fist", "Ace Of Spades", précédé d’une demande faite au public de hurler un reconnaissant « Fuck you Phil Campbell ! » plein d’amour, "(We are) The Road Crew" et autres "Killed By Death" et "Orgasmatron", avant de conclure par "Overkill" – la sauce ne prend guère. L’impression d’urgence, de danger est totalement absente d’un set certes carré mais sans magie… et heureusement que les Gallois n’ont pas joué leurs propres compositions !

La nostalgie, toujours elle, a plané dès l’ouverture du festival avec le concert de Blaze Bayley (Prison, 11h20 – 12h00). Toujours énergique, toujours bavard au fil de discours ultra positifs, le chanteur n’a cessé de répéter son bonheur de voir une telle foule si tôt (« You are beautiful ! Thank you so much » lance-t-il d’entrée), de vivre son rêve d’être sur scène. Il se dégage du charismatique bonhomme un étonnant mélange de démagogie et de sincérité ; balèze, le Blaze ! Accompagné des membres de l’excellent groupe ABSOLVA, le chanteur fête les 25 ans de son sans doute meilleur album, « Silicon Messiah ». Il en dégaine quatre pépites, dont "Ghost In The Machine" et le morceau éponyme. A la guitare, Chris Apleton régale la foule déjà dense, qui profite de 40 minutes joyeuses malgré un son de basse un peu trop en avant. Bien sûr, l’ex-IRON MAIDEN ne peut proposer un concert sans chansons de la Vierge de Fer. Après le riff de "Fear Of The Dark", il enchaîne une version étrange, mais plaisante, de "Wrathchild", "Man On The Edge" et "Futureal" aux refrains repris par un public ravi.

D’autres formations au riche passé, si elles ne négligent pas leurs chansons emblématiques, n’hésitent pas à se confronter à leur répertoire récent. Ainsi agissent THE HELLACOPTERS (Helldorado, 21h25 – 22h25) et MINISTRY (Helldorado, 23h20 – 00h25). Les premiers offrent un set rempli d’énergie hard rock, matinée de garage et de punk ("Soulseller"), avec des musiciens branchés sur 100 000 volts, à l’exception du discret claviériste. Nicke Anderson, dans sa tenue habituelle, passe outre quelques problèmes techniques pour se livrer sans retenue. Il colle son nez au micro, multiplie les poses complices avec son guitariste ou se jette au sol. Pas de discours, juste un enchaînement de titres pêchus avec trois extraits du récent et solide « Overdriver », dont la pochette – un potard réglé au max entouré d’éclairs – orne le backdrop. L’irrésistible boogie "Token Apologies" lance ainsi un bal endiablé puisque "The Devil Stole the Beat From the Lord". "Leave a Mark" est lui un morceau de bravoure où se succèdent soli de guitares et de claviers. Les heures anciennes des Suédois ne sont pas oublier : le concert ne s’achève-t-il pas, tout en fuzz et pédale wah-wah, sur le fondateur "(Gotta Get Some Action) Now!" après un détour seventies avec "Born Broke" ? Quand résonne le bruit d’hélicoptère final, les visages, sur scène et dans le public, sont radieux !

MINISTRY, lui, ajoute à ses classiques – "Stigmata", tout en saturation, et le "Just One Fix" slayerien déclenchent l’hystérie au cœur d’une foule déjà brûlante – deux compositions tirées de « Moral Hygiene » (2021) et « Hopiumforthemasses » (2025). Après avoir diffusé un portrait de Trump barré de la mention "Idiot", l’écran diffuse des images en accord avec les chansons jouées, des lignes de code aux visages de politiciens en passant par des drapeaux, des puits de pétrole et des dollars. Toujours engagé, le groupe assène ses convictions avec une rage vicieuse, parfois décalée ("Jesus Built My Hotrod"), à grands coups de riffs lourds ou syncopés, de lignes de claviers martiales, de samples et de vocaux vindicatifs dans la grande tradition du metal indus. Al, maigre et voûté, semble parfois en difficulté, laissant les fans chanter à sa place. Il se déplace lentement, comme un spectre goguenard, s’accroche à son micro monstrueux et révèle sa fragilité quand il abandonne son long manteau. Ce set unit ainsi, en une émotion sincère, la force de titres intenses ("LiesLiesLies", "Deity") à la faiblesse de leur créateur ; le crépuscule d’un maître ?

Outre des formations bien établies, l’Alcatraz ouvre ses portres à des groupes moins renommés… mais non dénués de talent. Tel est SPLENDIDULA (La Morgue, 12h05 – 12h45), formé en 2008, qui propose un set à la lourdeur hypnotique et à la froide beauté. Les musiciens capés officient derrière deux braseros, devant un écran diffusant des films mystérieux. La musique du quartet oscille entre un doom terrien, qui s'incarne dans des passages heavy et les vocaux agressifs du guitariste, et une aspiration aérienne, qui naît des litanies envoûtées, vénéneuses de la chanteuse, prêtresse charmeuse au crâne serti d'un diadème. La mélancolie et la fureur se croisent ainsi à un carrefour maudit, comme sur le théâtral "Let It Come To An End". Marqué par le décès de son bassiste en 2022, SPLENDIDULA a trouvé la force de poursuivre son chemin bordé de roses noires.

FRAYLE (13h15 – 13h55) arrive dans une fumée qui se colore de bleu et de mauve. Les musiciens masqués, en habit de prêtre avec capuche, accompagnent leur chanteuse, la tête ornée d’une paire d’ailes, le visage pointillé par des anneaux. Les Américains créent des ambiances occultes, voire sinistres ("All The Things I Was"). Elles naissent d’un doom primitif, hypnotique qui s’ouvre sur des touches blackgaze, de sombres frissons pop, comme sur la reprise éthérée de "Summertime Sadness" de Lana Del Rey. Sur une batterie parfois tribale émergent les brumeuses incantations toutes en langueur de Gwyn Stang. Le concert prend ainsi un aspect de rituel ; son âme est-elle celle de l’une des sorcières brûlées à Salem, comme peut le laisser penser "1692", titre de l’un des albums du groupe, en référence à la date du fameux procès ?

Trois performances, dans des styles variés, ont illuminé cette première journée. Les nains WIND ROSE (Prison, 17h50 – 18h50) ont partagé leur délire avec une foule déchaînée, jamais rassasiée de crowd-surfings et toujours bien réceptionnée par une sécurité au top. Dans leurs costumes traditionnels les Italiens, menés par leur leader aux anachroniques et what the fuck lunettes de soleil spatiales, ont enchaîné leurs hymnes, repris en chœur par les festivaliers, ravis de sautiller au rythme de ces compositions taillées pour la scène. Comment ne pas se laisser entraîner par "Mine, Mine, Mine!", "Diggy Hole" et ce "Drunken Dwarves" speedé ? Une heure de joie simple, sans prise de tête, que demander de plus ? Un t-shirt du groupe ? Ah, non, tout le stock a été écoulé, signe de la popularité croissante des potes à Blanche-Neige.

Ce vent de folie contrastait avec l’ambiance rock'n'roll et blasphématoire que ME AND THAT MAN (Swamp, 15h50 – 16h35) avait créée un peu plus tôt. Entre blues et country, au plus profond de l’Amérique, Nergal et sa bande livrent une prestation énergique. Le leader de BEHEMOTH, croix inversé autour du cou, bouteille de vin à la main, est déchaîné, bondit de l’un de ses compagnons à l’autre, se jette au sol. Sa complicité avec Maciej Świniarski, chanteur qui apparaît après les deux premiers morceaux interprétés par le bassiste, allume les flammes de l’enfer. Le chanteur, aux lunettes de soleil et à la moustache redneck, est parfait en crooner-prêcheur arrogant. De l’entêtant "My Church Is Black" au standard de ROCKY ERICKSON AND THE ALIENS, "White Faces" au clin d’œil à BLACK SABBATH avec un bref passage de "Paranoid", la set-list est entraînante, adaptée aux circonstances, parsemée bien évidemment de discours anti-chrétien, « l’église catholique oppressant la Pologne ». L’’irrésistible "Blues and Cocaine" conclut en beauté un concert brillant.

MESSA (La Morgue, 14h30 – 15h15), diamant noir qui brille dans une nuit étoilée, a livré une prestation divine. Après une entrée en matière dynamique et groovy ("Fire On The Roof"), très rock 70’s et portée par une section rythmique irrésistible, la magie et la pureté glissent sur une Morgue bondée. Sara Bianchin, d’une timide assurance, au sourire aussi mystérieux que celui de la Joconde, et Alberto Piccolo, concentré sur son jeu, rivalisent de brio. La voix de la chanteuse, en retrait, comme fragile, mais lumineuse, se marie avec les soli bouleversants du guitariste pour donner naissance à des éclats, des éclairs de grâce tels que "The Dress", hanté, ou la splendide ballade "Immolation". La colère jaillit du "Thicker Blood" final réarrangé pour la scène et hurlé par le batteur. Un retour sur terre après un voyage mélancolique en apesanteur dans les méandres oniriques de « The Spin », fabuleux album à la lisière de la féerie et du cauchemar, dont le lueur éblouit plus encore en live.
