Lorsqu’on bascule dans le passé et que l’on se replace dans le contexte, les sensations resurgissent avec vivacité, intactes. En 1995, ce premier album sorti de nulle part et étonnamment très bien promu et distribué en France par son label d’alors (XIII Bis) fut une découverte spontanée, immédiate et déterminante.
Et qui, pour le petit métalleux que j’étais alors, tombait à pic : à peine âgé de 20 ans, j’avais déjà éprouvé bon nombre de styles de plus en plus agressifs, du heavy metal au death en passant par le thrash et le crossover. Mais ce qui m’interpellait et m’excitait le plus à ce moment-là, bien davantage qu’un grunge déjà en train de s’éteindre, c’était le metal industriel. MINISTRY bien sûr, mais surtout NINE INCH NAILS dont je goûtais la subversion venimeuse avec avidité et curiosité morbide, jour et nuit – avec bientôt les promesses d’un MARILYN MANSON, en plus grand-guignolesque. Lorsque RAMMSTEIN débarque, le trip NIN m’enivre et me fait découvrir des sphères plus radicales et cauchemardesques encore que le cirque heavy metal très théâtral et parfois embarrassant – Trent Reznor, c’était ma came. Et je trouve en RAMMSTEIN, non pas une alternative ou un prolongement (qu’il n’est assurément pas), mais une facette qui exploite la rigueur martiale, les riffs tranchants précisément affutés pour tourner en boucle, et les petites trouvailles électroniques qui en enrobent la formule. Et question subversion latente, sans comprendre des textes que six années d’allemand au collège/lycée ne me permettent absolument pas de saisir, j’en devine la teneur - sexuelle, dérangeante, provocatrice. Cette langue : langue vivante que j’opte par dépit alors que je vis à trente minutes de l’Espagne (esprit de contradiction typiquement adolescent), mais qui me parait alors aussi désuète que les expressions gueulées par des régiments entiers d’abrutis tant portés en dérision dans les films de Gérard Oury.
Mais cet allemand-là, profond, guttural, effrayant, tantôt cajoleur tantôt vengeur et sans pitié, résonne comme de mauvais souvenirs : car au-delà de la comédie rédemptrice, pour un gamin de 1975, l’Allemagne résonne encore des mauvais échos de la Guerre Froide et même d’au-delà – tout est inscrit dans l’inconscient collectif ; et cette écoute en réveille des pulsions enfouies.
Je crois que je ne me suis basé que sur la lecture d’une seule chronique (un exercice dont je me réfère toujours autant, si la prose est inspirée) pour me ruer sur ce premier disque dont la pochette devait sûrement, probablement, relever de l’humour. De tels visuels, je n’en imaginai la présence que dans des clubs gays berlinois super hardcore ou dans des salles de fitness russes. Endroits que je ne fréquente guère, à l’exception d’une unique fois dans un sauna à Stockholm, où le seul mec avec une serviette était ce Français (moi), hélas dérangé et entouré de six vikings intégralement nus et qui n’auraient pas dépareillé, justement, dans un film de propagande de Leni Riefenstahl en 1936. Je fantasmai sur des lieux réputés mixtes, certes décomplexés et coquins, mais point de Britt Ekland constellée de perles de sueur et d’effluves scandinaves à mes côtés.
Mais je m’égare.
D’où cette pochette huileuse, musculeuse, autoritaire et paradoxalement aussi originellement fleurie, pouvait-elle renfermer ce que j’avais lu comme étant aussi aguicheur ? Passée cette surprise déconcertante, le contenu a démultiplié ces mêmes attentes : la froideur et la punition de ces riffs, posés sur une rythmique aussi mécanique que militaire et incroyablement aussi groovy, m’ont immédiatement happés. Et là où je ne tolérai que l’anglais comme langue à chanter, cet allemand-là, donc, m’emportait – dans des contrées fantasmagoriques que j’avais presque honte d’évoquer en mon moi profond. Bien pire que le sadomasochisme justement effleuré au sein de NINE INCH NAILS, l’ambiguïté de RAMMSTEIN me fut toute aussi intolérable que désirable : l’appel fut foudroyant, et irrésistible – d’autant que c’était le corps, ce même corps, qui ne répondait plus au contrôle. La presse d’alors relayait les propos des mystérieux musiciens para-militaires : ils feraient du tanz metal – comprendre du dance metal. Aussi punitif que sexy.
Jugez-en par vous même : le beat ensorcelant et simplissime, quasi-technoïde, de l’ouverture "Wollt Ihr Das Bett In Flammen Sehen" provoque exactement le même effet qu’un morceau d’AC/DC sur une âme frigide - et la transforme en torche humaine comme un tison glissé dans la culotte. Pire sera le tube "Du Riechst So Gut" : irrépressible – « Tu sens si bon », tel le loup qui hume le parfum virginal de sa proie, elle-même enivrée par son charme carnassier.
De "Weisses Fleich" à "Heirate Mich", vous connaissez tous ces monstres de metal industriel aussi pop que sibériens, qui sont pour la plupart devenus des standards de modernité, en ayant fédéré plusieurs générations d’amateurs de sensations fortes. Pour ma part, à l’époque, c’était l’hymne "Rammstein", implacable, qui me glaçait autant d’effroi que je le trouvais venimeux et addictif : comment exulter le défouloir sur la narration d’un crash aérien ? Tout le mythe pyrotechnique des ex-Allemands de l’Est vient de là, de cette horreur sur le terrain de Ramstein-Miesenbach, Deutschland - et qui provoque encore des fantasmes innommables chez nous tous.
En MMXX, vingt-cinq ans après ce coup d’essai - et de maître – la réédition est incontournable. Certes, elle ne propose strictement rien d’autre que son contenu, qui ici se suffit à lui-même, tant l’épreuve est déjà intense. Pas de bonus (les Allemands ne faisaient pas de rab, l’esprit était au rationnement d’autrefois), pas de remixes (ils sont tous disponibles sur des coffrets antérieurs) et pas de live : on aurait toutefois souhaité des témoignages de cette toute première partie de carrière peu documentée, notamment connaître un aperçu du RAMMSTEIN des clubs. Seul un nettoyage méticuleux vient revaloriser le contenu et surtout le booster : non pas un remix de fond en comble comme pour le dernier PANTERA, mais plutôt une remastérisation en bonne et dû forme, qui vient consolider une rythmique déjà redoutable, et exhumer des petits détails significatifs dans les arrangements qui (ré)apparaissent plus explicitement dans le spectre auditif, tout en dopant sérieusement l’ensemble – mais le résultat n’est pas des plus impressionnants tant la production d’origine était déjà spectaculaire, tel que nous l’explique Jacob Hellner dans son interview pour HARD FORCE ici.
Enfin reste cette pochette revisitée, dont le packaging épuré et articulé en différents volets trouve une cohérence aux côtés des dernières : l’esprit initial est là encore conservé, mais se retrouve plus élégant encore. On en préfèrera de loin la version vinyle, splendide : inséré dans un fourreau, le double 33-tours est accompagné d’un livret aussi sobre que raffiné et surtout XXL, tandis que les deux galettes noires sont émaillées d’un discret effet "splatter" bleu nuit incroyablement chic. Et croyez-moi, ça pète. Encore une fois, par pitié, ne (re)découvrez pas « Herzeleid » sur un téléphone portable : son ampleur et sa force ne se distinguent que le crâne vissé entre deux enceintes kolossales.
A titre personnel, je crois que « Herzeleid » reste le disque de RAMMSTEIN pour lequel j’éprouve le plus d’affection et de fascination : certes « Sehnsucht » et bien sûr le chef d’oeuvre « Mutter » le talonnent, mais comme toute révélation, cet album coup de foudre a en partie chamboulé mes goûts et mes certitudes d’alors... d’autant qu’assez rapidement après, les Berlinois ont rejoint l’univers de Bowie et de NINE INCH NAILS, justement, au menu de la bande originale du Lost Highway de David Lynch en 1997, l’un de mes films cultes auquel je n’ai toujours rien compris - mais ça c’est du Lynch, et c’est une autre histoire.
Enfin, à partir de cette sorte de RAMMSTEIN-Mania qui a dès lors balayé l’Europe, et en particulier la France, on a assisté à une recrudescence d’un prénom oublié donné par des fans devenus parents : Martial.
Je déconne...
Après tout, on a bien eu des cortèges d’Alizée et d’autres conna**es...