Certains moments dans la vie sont comme des poussières d’étoiles, des petites lucioles de bonheur à attraper sans plus tarder avant qu’elles ne disparaissent dans la brume du quotidien. Et ce week-end des 11 et 12 février 2023 fait partie de ceux-là, ceux que l’on ne veut pas laisser s’échapper, au risque d’être en proie à ces trop nombreux regrets qui ternissent le quotidien. Après une soirée de folie au Trabendo le samedi 11, en compagnie de KLONE (retrouvez le report ici), c’est dans la très belle et majestueuse Salle Pleyel que LEPROUS nous a donné rendez-vous le lendemain, en compagnie des Britanniques de MONUMENTS et de leurs compatriotes Norvégiens de KALANDRA.
La ponctualité est de mise, l’attente dans la salle est plutôt courte, et c’est avec 5 minutes d’avance que le quatuor KALANDRA entre en scène, menée par Katrine Ødegård Stenbekk, au son d’une musique folk/pop/légèrement rock, qui ferait penser à un croisement entre DEAD CAN DANCE, MYRKUR et WARDRUNA, sans toutefois atteindre l’intensité poignante et sombre de ces derniers. La voix éthérée et très claire de la chanteuse se rapproche d’une Sharon Den Adel à ses débuts (WITHIN TEMPTATION) et de Loreena McKennitt pour le côté folk. La musique est spatiale, plutôt calme et qui invite à la méditation, sauf sur le dernier morceau, "Brave New World", sur lequel le batteur insuffle une puissance bienvenue. Beaucoup de bandes préenregistrées cependant, viennent en support du quatuor. Qui plus est, les poses de la vocaliste sont théâtralisées, parfois un peu trop, au détriment d’une spontanéité qui aurait été plus à même de nous faire pénétrer dans cet univers froid comme du papier glacé. Fort heureusement, elle se lâche un peu plus sur la fin du set. Quant à ses compagnons de scène, ils sont, hélas, mis en retrait, de fait que tous les regards se tournent vers elle. Toutefois, une bonne partie du public semble sous le charme de sa voix légère et cristalline et réserve un bel accueil au groupe.
Avec MONUMENTS, c’est un grand écart stylistique qui nous attend. Le djent ultra technique, mélodique et efficace du groupe s’apprête à foutre un bordel monstre dans une salle plus habituée aux chuchotements feutrés de la musique de chambre, qu’à la furie des quatre musiciens possédés et passionnés. Autant dire de suite que la transition n’est pas pour nous déplaire, tant la prestation du groupe nous avait retourné la cervelle lors de son passage au Hellfest en juin dernier (report par ici). Le dernier album, « In Stasis », est bien évidemment prépondérant dans la setlist, mais nous aurons tout de même le plaisir d’entendre "Leviathan", extrait de « Phronesis » (2018), "I The Creator" (« The Amanuensis », 2014) et "Empty Vessels Make the Most Noise", (« Gnosis », 2012). John Browne (guitare), Mike Malyan (batterie) et Werner Erkelens (basse) sont brillants, avec une maitrise technique et une musicalité à faire pâlir tous les apprentis musiciens présents dans la salle, alors qu’Andy Cizek (chant) se montre, une fois de plus, impressionnant dans sa versatilité vocale. On se demande comment un chanteur à l’apparence d’un jeunot tout juste sevré du lait maternel peut sortir de tels rugissements de sa frêle carcasse ! Sans compter qu’il se révèle toujours juste, que ce soit en voix claire, comme en saturée, même si son organe vocal est moins soul que celui de son prédécesseur, Chris Barretto. Le frontman ne relâche jamais la pression, afin de sortir les spectateurs présents de leur léthargie. Et le pari, pourtant pas gagné d’avance, est remporté haut la main. On assiste à deux beaux moshpits dans la fosse. Qui aurait cru ça de la part de fans venus en grande majorité pour LEPROUS ? A voir les réactions enthousiastes, il ne fait aucun doute que MONUMENTS a gagné des points ce soir, même si une bonne partie du public a du se demander ce qui lui tombait sur la tête. Le show de 45 minutes se termine au son de la magnifique "The Cimmerian", parfaite conclusion, entre brutalité et douceur, d’une prestation sans faute. Un vrai régal d’énergie pure et débridée qui fait du bien par où ça passe !
A peine le temps de remettre du passage de l’ouragan MONUMENTS que la tempête émotionnelle LEPROUS s’apprête à prendre possession des spectateurs en les envoûtant près de deux heures durant. Avec leur professionnalisme et leur générosité coutumiers, les Norvégiens nous prennent par la main pour nous emmener dans les stratosphères émotionnelles qu’eux seuls sont capables d’atteindre. "Have You Ever ?", avec son rythme syncopé et sa montée progressive est une intro bien choisie pour ce voyage musical, cette tournée tant attendue en support du dernier album des Norvégiens, « Aphelion » (2021 – chronique ici), suivi de l’indéboulonnable "The Price", placé, une fois n’est pas coutume, en début de set. Evidemment, le public réagit au quart de tour avec les « Ahah ah ah » habituels qui rythment la chanson. Le son et les lumières sont parfaits et mettent en valeur les morceaux et les musiciens, dans une belle osmose. Le groupe ayant coutume de changer ses setlists tous les soirs, nous offre une interprétation dynamique de "Illuminate" issu de l’album « Malina » (2016). Première prise de parole d’Einar Solberg (chant), qui semble en pleine forme et toujours bourré d’humour : « La dernière fois que nous sommes venus jouer à Paris, c’était l’an dernier pour la tournée anniversaire où nous avions rejoué des vieilles merdes, mais ce soir, place aux nouveautés ! » (NDJ : Cher Einar, on espère tout de même pouvoir entendre encore régulièrement ces superbes « vieilles merdes » en concert !) Et le groupe d’enchainer sur "Running Low". Pour l’anecdote, on note que cette fois, le vocaliste ne s’est pas mélangé les pinceaux avec les paroles, comme ce fut le cas à Toulouse en 2021. Les musiciens excellent dans une version puissante, mise encore plus en valeur par la présence de Raphael Weinroth-Browne. En effet, le génial violoncelliste Canadien ayant rejoint le groupe sur toute la durée de la tournée, nous avons le plaisir d’apprécier une fois encore cet artiste surdoué dans ses œuvres. Les six musiciens font preuve de toute leur énergie, leur talent et leur générosité, habitant la grande scène de la Salle Pleyel dans ses moindres recoins, de sorte qu’aucun ne reste jamais statique, le tout dans un formidable naturel, et avec une spontanéité que beaucoup pourraient envier.
L’une des parenthèses magiques de ce concert est indubitablement "On Hold", merveille des merveilles qui touche le cœur des spectateurs profondément. Les sanglots ne tardent pas à se transformer en larmes devant l’excellence et la beauté de cette interprétation sans faille, voyant Einar Solberg donner le meilleur de lui-même, tel un magicien des émotions sortant de sa voix des notes d’une telle pureté qu’elles confinent au sublime. Ses compagnons ne sont pas en reste, à commencer par les deux guitaristes, Tor Oddmund Shurke et Robin Ognedal, virtuoses des huit et six cordes, Simen Børven, bassiste au groove sûr et au toucher unique et l’indispensable Baard Kolstad, batteur survitaminé et inspiré. Les soli de violoncelle et de guitare sur cette chanson font partie de ces perles qui placent l’œuvre sur orbite pour ne plus en redescendre. Tout comme l’audience qui se sent portée bien au-delà des murs de la salle pour atteindre des sphères intimes que les mots peinent à décrire. Le frontman poursuit dans le registre émotionnel, puisqu’il dédicace la chanson suivante, "Castaway Angels", au peuple Ukrainien, qui subit une guerre injuste et meurtrière depuis déjà bientôt un an. Encore un passage très fort de cette soirée où l’on sent le vocaliste très ému, ce qui n’est pas surprenant lorsque l’on sait qu’il est personnellement touché par ce conflit, sa compagne de cœur étant Ukrainienne. Mais le groupe ne s’appesantit pas plus qu’il ne le faut, et ne plombe pas l’ambiance, nous guidant ensuite vers la belle énergie lumineuse de "From The Flame", qui récolte toujours les acclamations – justifiées – du public. Einar Solberg, toujours d'humeur joyeuse, reprend la parole pour nous raconter une anecdote savoureuse : avant le show, Robin Ognedal lui a demandé pourquoi il ne s’exprimait pas plus en français, lorsqu’ils se trouvaient dans l’hexagone. Le vocaliste malicieux nous avoue alors que prononcer des mots comme « fourmilière » ou d’autres joyeusetés dans le genre n’est pas des plus aisés pour lui, et qu’il a encore bien des progrès à faire. Puis le show reprend son cours et "Alleviate", suivi de "Out Of Here" prouvent une nouvelle fois qu’il est l’un des meilleurs chanteurs de la scène prog actuelle, tant il maitrise son registre vocal, passant allègrement de sa voix de poitrine à sa voix de tête, et descendant dans les profondeurs de ses entrailles avec des growls qu’on croiraient sortis d’outre tombe, sur "Slave" et "Nighttime Disguise". "Slave", justement est un morceau d’une force incroyable qui prend encore plus d’ampleur sur scène. Quelle leçon de technique et de musicalité, prises dans une étreinte poignante et sensible ! Entre acier et velours, rugosité et douceur soyeuse, LEPROUS maitrise l’art des changements de rythmes et d’ambiances. "The Cloak" est une autre occasion de nous faire voyager dans un espace-temps parallèle. "Below" récolte une salve d’acclamations dès son intro, la chanson étant devenue probablement la plus connue du répertoire du groupe, y compris pour les novices et nouveaux fans présents ce soir. « Pendant la pandémie, nous avons fait un album : rien d’original puisque tous les groupes ont fait de même. Mais pour la chanson suivante, nous n’avions rien avant d’entrer en studio. C’est un morceau que nous avons écrit avec nos fans, et c’est leur morceau. C’est votre morceau ! » dit Einar en guise d’introduction à "Nighttime Disguise", la chanson la plus expérimentale de tout le répertoire du groupe, qui voit les musiciens aborder les techniques et les atmosphères les plus tarabiscotées ainsi que le registre vocal le plus étendu pour le vocaliste, jusqu’au climax final ébouriffant.
Les artistes quittent la scène une première fois sous les ovations du public. Applaudissements dont le niveau sonore ne baissera qu’au retour du groupe sur scène pour l’ultime régal de la soirée, l’incontournable "The Sky Is Red", joyau de plus de dix minutes qui prend une dimension surpuissante et hypnotique en live, plongeant l’auditoire dans une transe incontrôlable, jusqu’au final en forme d’apocalypse. Les musiciens sont déchainés et lâchent leurs dernières forces sur scène. Et l’énergie en devient palpable. Etat de grâce entre groupe et public en un moment d’échange et de partage que seuls les concerts savent offrir. Qu’elle semble loin, la maudite pandémie, maintenant que l’on a la chance de revivre des occasions comme celle-là. Mais avec une intensité décuplée, car on sait, dorénavant, que tout pourrait encore basculer et s’arrêter. Alors, hâtons-nous de vivre. Pleinement et sans regret. Dans le public, tout n’est qu’explosion de joie, hurlements de bonheur et applaudissements à s’en faire péter les phalanges. LEPROUS vient de délivrer, une fois encore, une prestation haut-de-gamme et sans faille, et prouve qu’il est un groupe de scène unique et exceptionnel. Et ce ne sont pas les spectateurs présents, toujours plus nombreux aux concerts du groupe, qui diront le contraire, tant l’expérience qu’ils viennent de vivre les marquera à jamais !
Photos © Marion Frégeac - Portfolio