Janvier 1992. Biarritz. Je suis au lycée, en 1ère. J’étouffe. Mes grands copains parisiens ont déjà vu mille groupes depuis dix ans - moi je suis puceau de concert, puceau tout court d’ailleurs. A Biarritz, pas grand chose à se mettre sous la dent depuis trois ans que j’écoute du metal. J’apprends à peine qu’il y a des tournées monumentales qui passent à 45 kms de chez moi, de l’autre côté de la frontière espagnole, à San Sebastian. Oh, j’en profiterai largement sous peu, mais pour l’heure, rien.
Janvier, donc. C’est dans la page d’annonces des concerts à venir dans un magazine de hard-rock que j’apprends soudain qu’Ozzy Osbourne, dont je suis déjà FA-NA-TI-QUE depuis quasiment le début de ma passion, passera en concert à Paris, à la Cigale, le 5 mars 1992. Excitation juvénile, pétage de plombs, hurlements de joie, puis frayeur, sueur froide : Paris ? Si j’ai beau y aller tous les ans pour voir de la famille, comment y monter en un claquement de doigts lorsqu’on est un petit lycéen de 16 ans à peine ? Grand coup de chance, le concert a lieu pendant les vacances d’hiver. Le grand jeu de séduction auprès des parents doit alors commencer : ou comment les convaincre de me laisser y aller. La question est évoquée à table : si c’était hors de question jusqu’à lors (comment ça trop petit pour partir faire Donington à 13 ans ???), en un regard ils acquiescent et m’offrent royalement la liberté d’y aller, accompagné de mon meilleur pote, sachant que nous serons hébergés en famille "là-haut".
Mes parents m’offrent même la place (150 francs !!!) et un ami se charge d’aller la chercher à la Fnac. Jusqu’au jour J, je coche chaque jour sur un calendrier disposé sur ma table de nuit et révise tous mes classiques, connaissant les paroles par coeur, notamment le dernier album en date, l’extraordinaire « No More Tears ».
Paris, 5 mars 1992. Mon vieux pote nous emmène des Halles jusqu’à la Cigale à pied, arrivant parmi les quelques dizaines de premiers dingues devant la salle : il doit être 15 heures, et donc un certain temps à attendre dans le froid. Pied de grue récompensé par l’arrivée de Mike Inez, Randy Castillo et Zakk Wylde qui viendront pourfendre la petite foule de fans depuis leur tour-bus tout juste garé. Enfin, les portes s’ouvrent et c’est la ruée, la course vers le premier rang. L’excitation est immense, nos coeurs résonnent dans nos poitrines, le souffle est court. On parvient à s’agripper contre la scène : il n’y a pas de barrières de sécurité comme je l’imaginais - non, nous sommes littéralement contre la scène, et on ne la lâchera pas de sitôt, en tout cas pas pendant le set tonitruant de LOVE / HATE que j’adore alors. Accro depuis la sortie de « Blackout In The Red Room » durant l’été 90 (merci le clip sur M6 et merci l’article dans… HARD FORCE !), les Californiens déboulent sur les planches pour une bonne quarantaine de minutes assez frappadingues : le groupe est prêt à sortir son deuxième album « Wasted In America » et en joue deux extraits ce soir-là, la chanson-titre et "Yucca Man", parmi les monstres que sont "Rock Queen" ou "Why Do You Think They Call It Dope". Jizzy Pearl est un putain de frontman, à mi-chemin entre Axl Rose et Jim Morrison, fûte en cuir, crinière de jais et torse nu : c’est ni plus ni moins que la première "rock star" qui s’agite sous mes yeux et trois années de vidéo-clips matés chaque semaine sur M6 dans Boulvrock’n’Hard se matérialisent là, maintenant, de suite, à moins d’un mètre de ma frêle silhouette d’ado. Tout ce que j’imaginais entouré de mes posters collés les uns aux autres du sol au plafond dans ma piaule est alors une réalité bien furieuse et rock’n’roll...

La grosse demi-heure d’attente entre la fin de leur set et celui d’Ozzy est incroyablement longue et nerveusement exténuante.
Mais lorsque la Cigale est subitement plongée dans le noir et que résonne la majestueuse intro de "Carmina Burana" dans les enceintes, je réalise enfin vraiment ce qui m’attend : après des années à avoir fantasmé sur un tel instant, à me repasser tous les vinyls de « Tribute », « Speak Of The Devil », « Just Say Ozzy » ou les VHS de « The Ultimate Ozzy », Ozzy apparait enfin en putain de CHAIR et en putain d’OS à quelques mètres de moi, les bras levés en l’air et au centre de la poursuite lumineuse. Ca y est, l’émotion est à son comble, des larmes me montent aux yeux, la gorge est nouée et les bras sont tendus par la chair de poule : c’est un bouleversement sans précédent, ressentant quelque chose de profondément émouvant au fond de moi, de mon coeur, de mes tripes - le futur dépucelage paraitra bien fade en comparaison.
Ca y est, je vis mon premier concert. Pas n’importe lequel : mon idole, et qui plus est dans un club, un théâtre, et non pas dans un stade anonyme.
Après avoir déclamé son célèbre « Let’s go fucking crazy », il plonge déjà sa tête dans un seau alors que retentit "Bark At The Moon". Et là, c’est la guerre : de ma petite place pépère accoudé à la scène, nous sommes entrainés dans un tourbillon de masse humaine d’une très rare violence. Si j’allais éprouver bien des mosh-pits dans les années à venir, jamais n’avais-je connu une telle force centrifuge animée par l’excitation et la folie engendrée par la présence unique et contagieuse du Madman.
A un point tel que cela devient surnaturel, surhumain. Tout n’est que sueur, vagues et grappes de fans hystériques balancés par les salves monstrueuses livrées sur scène par un groupe extrêmement fort : Mike Inez, Randy Castillo et le très sauvage Zakk Wylde épaulent avec une puissance de dingue la star de la soirée, particulièrement en forme. Ozzy est désormais athlétique, heureux, sobre et très en voix, enchaînant tous ses tubes solo ("Mr. Crowley", "Miracle Man", "Suicide Solution" !!!), mais aussi certains morceaux de BLACK SABBATH ("Snowblind", PUTAIN ! et "War Pigs" !!!), et un paquet de titres issus du dernier album : l’énorme et vrombissant "Desire", "I Don’t Want To Change The World", le grandiose "No More Tears". Chacun y va de son solo et c’est Zakk Wylde qui impressionne, perché sur un ampli juste au-dessus de nous. Ozzy pète littéralement le feu, comme jamais, et son entrain me parait disproportionné et largement au-dessus de toutes les vidéos que j’aie pu voir. Il balance rapidement son t-shirt dans la foule ardente, ses shoes, sans compter les innombrables seaux d’eau jetés dans une fosse avide, tentant d’éteindre le feu alors qu’il ne fait que l’attiser, graduellement, exponentiellement. C’est la FOLIE à la Cigale : 1500 fans pètent littéralement les plombs et le Theatre Of Madness Tour n’a jamais aussi bien porté son nom. « En ébullition et en transe » écrivit d’ailleurs notre chère Laurence Faure dans son compte-rendu d’alors...
Quelques centaines de concerts plus tard, aucun show ne pourra en fin de compte rivaliser avec ce premier en terme d’intensité - et pourtant, des concerts cultes, il y en a eu depuis… et pour avoir par hasard rencontré depuis quelques fans et autres journalistes présents ce 5 mars là, tous ont avoué avoir vécu un moment exceptionnel, hors du temps et de la raison. Une communion rare et d’une force hors du commun, inqualifiable. A l’époque, Ozzy invitait d’ailleurs les fans à le rejoindre sur scène, quasiment au prix de leur vie car ce soir-là, le service de sécurité était assuré par trois gorilles en costard, genre trois bouchers mafieux qui cognent littéralement ceux qui osent grimper sur cette scène en apparence si facile d’accès…
Après les "Paranoid" et "Crazy Train" où Ozzy donne les dernières fulgurances d’énergie qui lui restent, les lumières de la salle se rallument et nous sommes tous hébétés, abasourdis par l’ouragan qui vient de s’abattre sur la petite salle pendant un peu plus de 90 minutes.
Mais l’excitation reste toujours vive : dans l’après-midi des flyers nous avaient été distribués, annonçant qu’Ozzy donnait une séance de dédicaces au Virgin des Champs Elysée le lendemain même… un autre très grand moment d’émotion adolescente, et la toute première rencontre en face à face, certes éphémère, mais si magique… avant de pouvoir enfin l’interviewer un beau jour d’avril 2007 à Londres, et de le recroiser à quelques reprises derrière, à Birmingham, à Londres et de nouveau à Paris.
Bien sûr, depuis, j’ai alors rapidement pu récupérer la VHS de ce concert, filmé depuis le centre du balcon avec un caméscope sur trépied, et ce grâce à un réseau de fans français via un fanzine dédié, ainsi que le CD pirate made in Italia avec un son audience très correct.
Des concerts d’Ozzy il y en aura eu d’autres ensuite, mais jamais aussi dingues. Celui qui s’en rapproche le plus est celui de la Roundhouse à Londres en juillet 2010 (même capacité, même forme olympique), et celui de Paris Bercy en septembre 2010, exceptionnel aussi puisque cela faisait exactement 18 ans qu’Ozzy n’avait donc pas joué dans notre capitale, offrant à tous ses fans (seulement 8000, soit la moitié de la jauge ce soir-là) un concert assez fabuleux dans lequel il a tout donné, et même un deuxième rappel, chose qu’il n’a JAMAIS fait : Ozzy ne revenant jamais après "Paranoid", il a honoré son public parisien de deux chansons supplémentaires, "Flying High Again" et "Into The Void". Un cadeau magnifique et inédit, d’autant qu’il s’agissait là du tout premier concert de ma fille, 5 ans. Qui, au lendemain du show, me rappelle : « A quel âge déjà t’as vu Ozzy la première fois papa ? 16 ans ? Pfffffff… moi 5 !!!!!! »...
