Certains se réveillent, n'ouvrent les yeux et encore plus les oreilles que depuis peu. Depuis que CLUTCH suscite enfin un intérêt notoire au-delà du pur underground dans lequel il est cantonné depuis, merde, 25 ans. Il fallait voir la foule se presser dans la Valley au cours de l'édition 2014 du Hellfest, presque paniquée de ne pas pouvoir s'introduire dans le périmètre serré sous la tente, et de ne pas assister à ce qui est fort probablement resté comme LE concert du festival cette année-là. Nous, on suit le groupe depuis 1992, intrigués par le son abrasif et à l'époque quasi-hardcore de ces inconnus qui figuraient au menu de la cultissime compile « Naive » chez Earache, et particulièrement ce "Piledriver" si énervé que j'écoutais en boucle à l'époque.
Wait a minute… N'espérez pas prendre le train en marche sans imaginer vous pencher rapidement sur toute leur discographie... Avant « Psychic Warfare », CLUTCH a déjà sorti dix albums, tous aussi bons, ainsi qu'une bonne douzaine de live, EPs, et compils de morceaux rares. Un monument, une montagne vertigineuse à appréhender et à posséder à tout prix si vous voulez vous coller à une musique aussi authentique, vraie, si honnête et sans concession. Dans la droite lignée de « Earth Rocker », « Psychic Warfare » est donc le onzième album, cette fois très attendu, de ce quatuor au line-up intact depuis sa formation dans le Maryland. Peu de changements majeurs à signaler entre les deux disques : si CLUTCH n'a jamais eu peur du changement et de l'expérimentation grand écart, il semble avoir trouvé un espace artistique dans lequel il s'épanouit totalement, suffisamment large et ouvert sur ses multiples influences pour y drainer toute sa sève, juteuse, pure et sous pression jugulaire.
S'il n'y a à nouveau strictement RIEN à jeter sur « Psychic Warfare », quelques highlights sont à souligner, à commencer par la claque de l'album – en une seule chanson d'à peine moins de quatre minutes, les musiciens s'approprient avec tant d'aisance et de personnalité tout ce que le patrimoine musical américain a généré de plus bandant : un hard-rock sudiste poisseux, strié de touches stoner, de blues cradingue et de funk. CREEDENCE CLEARWATER REVIVAL rencontre ZZ TOP, MOUNTAIN et SLY & THE FAMILY STONE dans un groove improbable : avec "A Quick Death In Texas", CLUTCH embrasse la quintessence absolue de leur rock indéfinissable, si ce n'est qu'il est la somme parfaitement assimilée de 60 ans de rock'n'roll, avec une identité et une singularité incroyables.
Putain, ce swing les mecs ! Riff sec et aride, vrille de slide vicieuse, batterie coup de trique, break de cowbell, tambourin, chœurs gospel virils, et enfin, par-dessus tout, ce sermon fiévreux asséné par le plus grand prédicateur rock'n'roll depuis rien de moins que Little Richard ou James Brown. Un blanc bec possédé, barbu et exorbité, haranguant les fidèles comme si sa propre vie en dépendait : Neil Fallon, un frontman exceptionnel, naturel, dépossédé du moindre artifice et transpercé par une foi inénarrable. Outre les brûlots incandescents parsemant le disque ("X-Ray Visions", "Sucker For The Witch", "Your Love Is Incarceration", etc.), on remarquera particulièrement "Our Lady Of Electric Light", une ballade fantomatique, fleurant bon le psychédélisme, le blues et un dark-folk western complètement hallucinant, avec cet accord bourré de réverb' évoquant forcément Link Wray et se répercutant dans le spectre sonore avec menace et séduction.
Enfin, une nouvelle merveille vient clore ce onzième opus, en faisant écho à "The Regulator", titre phare de « Blast Tyrant » en 2004, et que d'aucuns auront pu découvrir en illustration assez dramatique d'un énorme épisode de la saison 2 de "The Walking Dead". Cette fois, c'est "Son Of Virginia" qui nous prend et aux tripes et à la gorge : démarrant comme une ballade sudiste classique, elle monte en puissance, quasi théâtrale, et atteint des sommets épiques encore jamais atteints par Fallon et ses trois discrets mais si talentueux musiciens. Une tension palpable, chaude, moite, collante, explosant dans d'immenses accords rageurs et un tempo presque stoner, illuminé d'un phrasé de guitare stellaire, et s'élevant plus haut encore, propulsé par des chœurs volumineux et gorgés de soul, clé de voute de cet envol vers la grâce.
C'est à genoux et les larmes aux yeux que l'on remercie ces messagers divins, ces putains de vrais rock'n'rollers qui ont tout compris en transmettant la plus pure des musiques. Nul autre aujourd'hui n'a caressé un tel niveau de perfection et d'intégrité : « Psychic Warfare » est assurément un indiscutable chef-d'œuvre, et qui, pour ceux qui auront la nécessaire vision à long terme, représentera l'un de ces incontournables pavés de l'Histoire. Il y en a, hélas, eu si peu ces dernières décennies...