
Vingt-trois ans de carrière, huit albums déjà parus (en incluant la démo autoproduite « Aeolia »), dont aucun ne se ressemble, et à l’orée de la sortie du neuvième, « Melodies Of Atonement », LEPROUS prouve une nouvelle fois qu’il est un groupe totalement inclassable, unique, et qui ne cesse de nous surprendre. C’est d’ailleurs ce qu’attendent les fans du quintet norvégien, cette manière de constamment réinventer ce son, de les déstabiliser et ne pas les laisser se reposer sur des acquis. Neuf, c’est un chiffre symbolique, qui marque la fin d’un cycle. Mais neuf signifie également nouveau dans la langue de Molière.
Et si vous aimez la nouveauté, vous allez être servis, tant cet album en regorge. A commencer par la nature du son : exit les orchestrations symphoniques et l’aspect cinématique apportés en grande partie par le violoncelle de Raphael Weinrothe-Browne, depuis l’album « Malina » (2017). Ici les musiciens se sont recentrés sur eux-mêmes. Guitares, basse, claviers, batterie, et bien évidemment la voix inimitable d’Einar Solberg, sont les seuls instruments présents sur « Melodies Of Atonement », car oui, la voix est ici utilisée comme un instrument. Plus organique et groovy avec une section rythmique intense, plus électro avec des claviers omniprésents et bizarroïdes à souhait, plus heavy et hargneux avec des guitares tranchantes et la voix rageuse du vocaliste, le ton général de l’album prend aux tripes. L’art de nous faire danser sur un fil en équilibre entre les airs et la gravité terrestre, LEPROUS en maitrise le mode d’emploi depuis longtemps déjà, et c’est d’autant plus flagrant sur cet album où, lorsqu’on croit toucher la lumière, une main nous agrippe pour nous faire plonger vers les profondeurs, et quand la chute vers la noirceur semble infinie, un vent de légèreté nous emporte dans un tourbillon, telle une feuille morte ballotée par les vents et qui jamais ne se pose. Et cela commence très fort avec les deux premiers titres, "Silently Walking Alone" et "Atonement", les deux singles révélés en amont au public. On se prend d’emblée la puissance et la lourdeur des riffs en pleine face, avec un riff de guitare crissant exécuté au bottleneck par l’excellent Robin Ognedal sur « Atonement », qui possède par ailleurs, un refrain imparable : « The final lie / The last denial / Realized / That it’s all because of you » (« Le dernier mensonge / Le dernier déni / J’ai réalisé / Que tout ça c'est à cause de toi ») qui évoque la culpabilité ressentie par le vocaliste une grande partie de son enfance, notamment après le suicide de son père. Cette petite voix intérieure qui ronge et qui insinue que, s’il y a des choses qui ne vont pas dans ta vie et autour de toi, c’est forcément de ta faute. Sans évoquer autant son passé que sur son album solo, « 16 » (2023), le frontman s’appuie sur les moments troubles qu’il a dû traverser pour fournir de la matière et puiser dans la noirceur des tourments afin de paradoxalement illuminer ses textes et proposer des compositions à l’atmosphère inquiétante, angoissante mais aussi extrêmement poignante.
A ce sujet, "My Specter", par son aspect mélancolique, est l’un des seuls à faire penser aux deux derniers albums (« Aphelion » - 2021 et « Pitfalls » - 2019) avec sa charge émotionnelle intense, sa délicate intro aérienne et énigmatique et sa montée en puissance progressive. Baard Kolstad, batteur aussi exceptionnel que complètement barré, appuie de sa frappe incroyable le propos de la chanson. Point de longueurs ici, les titres sont forts et percutants, ne dépassant guère les 6 minutes. "I Hear The Sirens" est une chanson qui porte bien son nom tant elle se révèle hypnotisante, avec sa mélopée qui revient tel un mantra : « I believe in silence » (« Je crois au silence »). Vient ensuite le tour de Simen Børven (basse) de briller particulièrement avec l’un des joyaux de cet album, en nous offrant un son de basse à tomber. "Like A Sunken Ship" est un morceau agressif où la versatilité d’Einar Solberg fait merveille. Avec un démarrage en douceur à la basse soutenue par une cowbell que le facétieux batteur a réussi à imposer, et des « lalalalala » aux faux airs naïfs et enfantins, on ne s’attend pas à ce qui va ensuite nous tomber sur la gueule. En effet, il ne faut pas se fier à ce calme apparent car il recèle une menace planante… Le final est explosif, presque teinté black metal, comme pouvaient l’être des morceaux comme « Slave » ou « Rewind » sur « The Congregation » (2015), ou « Contaminate Me » sur « Coal (2013), mais sans l’apport d’Ihsahn, Einar se chargeant lui-même des cris de possédé, comme il l’a déjà fait auparavant. Choisi comme troisième single, c’est un morceau qui va sans aucun doute réjouir tous les fans de la première heure, LEPROUS prouvant qu’il n’a rien perdu de ses racines metal et de son mordant. Et ce refrain qui allie hypersensibilité et fureur est à proprement parlé irrésistible : « Calling, tried to fly but I’m / Falling, once again / Taken, how can I be / Mistaken, once again » (« J'ai essayé de voler, mais je tombe, une fois de plus / Je suis pris, comment puis-je me tromper, une fois de plus »). Basse et groove de mise pour "Limbo", un morceau boosté par une rythmique dansante irrésistible et un pont rappé, qui met en avant les racines hip-hop des deux co-fondateurs du groupe, Einar Solberg et Tor Oddmund Shruke (guitare).
Cette fois, ce sont des inspirations jazzy que l’on trouve sur la géniale "Faceless", avec une intro piano / basse de toute beauté, avant que le rythme ne s’accélère et devienne implacable. Le solo de guitare de Robin Ognedal est une merveille, et le travail sur les voix est exceptionnel. En effet, le chœur final est composé de 170 voix de fans sélectionnées avec soin par Einar Solberg. Elles forment un ensemble puissant, galvanisant et offrent un contrepoint sublime au vocaliste. On sent déjà les poils qui se dressent si le groupe choisit de l’interpréter live avec tous les spectateurs chantant d’une seule voix : « Never go alone / Never go alone / Never the unknown / Never the unknown ». On peut affirmer sans risque, avec "Like A Sunken Ship", qu’il s’agit de l’une des pièces maitresse de cet album, qui n’en manque pourtant point. Einar Solberg aurait-il entendu nos souhaits sur notre chronique consacrée à « Aphelion » de l’entendre utiliser plus largement son immense palette vocale ? Toujours est-il que cela nous réjouit au plus haut point de constater qu’il emploie tout au long de « Melodies Of Atonement » des couleurs de ton inhabituelles qui lui siéent à ravir. C’est particulièrement flagrant sur un morceau comme "Starlight" où l’on se délecte de son coffre profond et de sa voix de poitrine grave avant que le falsetto n’intervienne pour bousculer la quiétude ambiante : « I see the moon beyond the night / I see the moon is gone / I might stay forever / I’m floating here alone. » (« Je vois la lune au-delà de la nuit / Je vois que la lune est partie / Je pourrais rester pour toujours / Je flotte ici seul. ») Un morceau très réussi où les guitares sont en avant et chantent à l’unisson, puis qui s’achève avec le long solo de Robin Ognedal qui explose de brillance, comme pour flotter encore plus haut que les étoiles. Lumineux !
"Self-Satisfied Lullaby" est un morceau complètement différent des autres, que l’on peut voir comme une respiration ou un cheveu sur la soupe, c’est selon. Mais si cheveu il y a, celui-ci est soyeux et ne fait pas office de crin de cheval ou de poil à gratter. Malgré le côté décalé de la chanson, on admire en effet le fantastique travail sur les harmonies vocales, la batterie qui balance discrètement des rythmes syncopés, avant une conclusion groovy et jouissive sur laquelle les guitares rejoignent la danse qui nous emporte en virevoltant. Petite intro à la guitare qui évoquerait presque le son du ukulélé… Et retour à une mélancolie prégnante pour le dernier titre, "Unfree My Soul", où l’on retrouve l’essence-même de LEPROUS, ce talent incroyable pour nous bouleverser, faire chavirer nos émotions par-dessus bord et verser des torrents de sensations, toutes plus à fleur de peau les unes que les autres. Final épique et hautement poignant qui tord le cœur et l’âme : « Unfree my soul at last / Throw away my outcast / I have to force myself / To reside in the world of the dead » (« Libérer enfin mon âme / Jeter le paria que je suis / Je dois me forcer / A résider dans le monde des morts ») A défaut de pouvoir réellement se libérer des chaines qui nous entravent, l’œuvre de LEPROUS a le mérite de soigner les blessures par sa puissance évocatrice et sa force émotionnelle. La musique n’est-elle pas une thérapie instinctive, intuitive et irrationnelle ?
Lorsque s’achève ce « Melodies Of Atonement », il faut un certain temps pour se reconnecter à la réalité de l’instant présent, tant cet album magistral nous emporte loin. Puis, on réenclenche la lecture car il reste tant de choses à percevoir à chaque écoute. C’est un album qui grandit, qui mûrit et qui, à l’image des racines d’un arbre, s’ancre profondément en nous, puis déploie ses ramifications, encore et toujours plus haut. Sans aucune limite. Parfait reflet de ce qu’est LEPROUS, en somme, association de génies hors-normes.