Patrick Rondat, incontestable guitariste pionnier sur la scène française depuis les années 80, est de retour, tel un phoenix, après une absence discographique d’une vingtaine d’années en solo, si l’on fait exception de son duo avec Hervé N’Kaoua en 2008. Son nouvel album, “Escape From Shadows”, possède un titre évocateur d’épreuves personnelles douloureuses qui expliquent, en partie, pourquoi cet album a pris autant de temps à paraître...

Patrick Rondat : En fait, j'ai commencé à composer les premiers morceaux en 2010. C’était un peu le point de départ de cet album et puis, il se trouve que ma femme est tombée malade fin 2010 - je m'en rappelle précisément puisque c’était le 12 octobre, le jour de mon anniversaire. Cancer du pancréas… elle est partie en 2013. Après 31 ans de vie commune, ça a été difficile. Il a fallu passer à travers cela. Mais, en même temps, ce ne serait pas honnête de mettre toute la durée que cela a pris sur ce compte-là. C'est vrai que pendant quelques années, au-delà même de la difficulté morale, tu te retrouves seul, avec des mômes. Il a fallu assurer financièrement. Ce qui veut dire privilégier des master-class, des concerts, plutôt qu’un album qui te prend un an, durant lequel tu ne fais que composer et, pendant ce temps, ce n’est pas ça qui te met à l’abri. J'ai donc donné la priorité au live et à ce qui me permettait de continuer à être intermittent. Il ne fallait pas que je perde mon statut, étant seul à la maison. C’est en grosse partie la raison. Puis sont venus les doutes, les questionnements, à propos de la place que joue Internet : est-ce qu'un album a encore un intérêt ? Est-ce que la musique instrumentale de guitariste a un intérêt ? Où tout cela mène-t-il ? Il n'y a pas de maison de disques que cela intéresse encore. Je vais devoir le faire moi-même… Le temps passait, je faisais un autre titre ici et là, je me demandais comment ça allait pouvoir aller au bout… Je suis d'une génération qui, malgré tout, a besoin d’une maison de disques. Faire tout moi-même, la promotion, parler de moi, faire les pochettes, je ne sais pas, ce n'est pas mon truc, quoi ! Et donc ça a traîné, traîné, traîné, avec des périodes où je n'ai plus eu du tout envie de le faire, où je me disais qu’il ne sortirait jamais, que tout allait s’arrêter là.
Et puis mon pote, Pascal Vigné, qui est un excellent guitariste, me dit : “mais viens à la maison, viens enregistrer.” Il a aussi vécu la même chose que moi avec sa femme. Cela nous a rapprochés. J'ai donc été chez lui enregistrer des guitares. Ça a un peu débloqué les choses et, à nouveau le temps - j’ai envie de te dire les derniers mètres - où j'ai eu l'impression qu’ils allaient prendre une éternité. Les derniers mètres, ce sont le mixage, quelques claviers, la pochette. Ça ne paraît pas énorme, mais c'était compliqué. Et puis, moi, je suis attaché à l'album. Tout le monde me disait, il faut aussi un vinyle. Tout cela représente un investissement. Fallait-il faire un financement participatif ? Ce n'est pas évident. Ce n'est pas ma culture, je n’ai pas été élevé là-dedans. Ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas bien, mais ce n'est pas moi. Et puis, j'ai reçu un coup de fil de Phil de Base Prod. qui m'a dit : “Verycords serait éventuellement intéressé pour bosser avec toi.” Ils m’ont envoyé un contrat, on a discuté, j'y suis allé et j'ai signé. Et c’est au moment où j'ai signé que je me suis dit : l’album va se faire. C’est là que j’ai su que c’était bon.
On dit beaucoup que la musique est cathartique chez un artiste, mais si ça l’est, on sort quelque chose très vite pour tenter d’apaiser la souffrance. Toi, c'est l’inverse : “An Ephemeral World” remonte à 2004. Dans une certaine mesure, “Escape From Shadows” vient démontrer le contraire : tu ne l'utilises pas pour exorciser, mais pour exprimer quelque chose.
P.R. : Non, c'est vrai que ce n'est pas lié. On ne peut pas dire que dans les compos… alors, il y a des passages qui clairement sont liés à ça, à des périodes, mais sur l'ensemble de l'album, ce n'est pas vrai. C’est plus la difficulté à le finir, la difficulté à traverser toutes ces épreuves pour arriver avec un album qui ne soit pas plombant. Je ne pouvais pas à la fois faire comme s’il ne s'était rien passé, c’est à dire un album super fun, avec des couleurs - “on a la pêche et tout va bien” - et en même temps, que la tristesse prédomine. Je voulais qu’il y ait une raison, qu'on sente qu'il s'était passé quelque chose, une évocation - d’où le titre -, que cela soit même poétique, mais qu’on reste dans la lumière. Les ombres, c’est bien gentil pour ce que j’ai vécu, mais je ne voulais pas que ce soit trop lourd. La musique, ce n’est pas aussi clair. Ce n’est pas parce que tu vis une épreuve que tu fais des morceaux tristes. Ni nécessairement l’inverse quand tout va bien. Ce que j'ai pour moi, c'est que quelles que soient les épreuves de ma vie, quelles que soient les difficultés, je n’ai jamais cessé de jouer de la guitare. J’ai toujours envie de jouer. En fait, je n'ai jamais de ma vie, même dans les périodes les plus dures, posé ma guitare huit jours. Ça, par contre, je pense que j'en ai besoin, cela fait partie de moi. C'est comme boire de l'eau. C'est ma vie, quoi ! Après, il faut dépasser cela, il faut arriver à faire de la musique. Tu vois, je suis issu d'une génération où le fait de jouer “un peu bien” de la guitare, un peu plus vite que les autres, faisait de toi quelqu'un de différent et justifiait ton discours artistique. Et je pense que, maintenant, ça ne marche plus. Il faut faire de la musique. Et donc, j’ai essayé de faire de la musique instrumentale, avec la guitare comme instrument prédominant, parce que c'est encore ce que je fais de mieux, mais c'était pas… voilà, j'espère que c'est de la musique. C'est un peu ce que j'ai voulu faire.

Tu parlais du titre de l’album. Ce qui m’a toujours beaucoup amusé quand tu arrives à un instant du processus d'enregistrement d'un album, quand tu es - moment rare pour quelqu’un d’extérieur - dans l’intimité d'un album en création avec un groupe ou un artiste, ce sont les titres provisoires qu’il donne aux morceaux. Cela devient sérieux à partir du moment où l’on finalise des paroles dessus. On a souvent dit, ou imaginé, que les guitaristes qui font des albums instrumentaux sont des gros fumistes parce qu’ils peuvent mettre n'importe quel titre sur leurs compositions. Sur ce disque, tu t’es un peu compliqué la tâche parce que finalement, il y a cette progression de titres qui inspire la tristesse, puis le passage de l'obscurité vers la lumière et l’auditeur est donc beaucoup plus attentif à ce que tu as voulu exprimer.
P.R. : Alors, pour ma part, je commence toujours par donner des numéros aux titres, sur tous mes albums. T1, T2, T3, T4… Après, certains ont déjà un titre. Les tout premiers ici à en avoir, c’étaient “Fear and Guilt” et “Invisible Wars”. Parce que, si tu veux, “peur et culpabilité”, il y a plusieurs sens : il y a ce que j'ai vécu personnellement à l'époque, c'est à dire la peur de l’avenir et la culpabilité, quand j'ai rencontré ma nouvelle compagne, une certaine culpabilité par rapport au vécu, avant. Ça a été un peu compliqué dans ma tête. Et puis, c'est ce qu'on vit au quotidien, ce sont aussi les médias, les politiciens. On est géré beaucoup par ça, quand même. On a peur de l'avenir, on est coupable de plein de choses. Et, en fait, on est animé de ces sentiments-là. Alors, ce qui est vrai en instrumental, c'est que ce titre, j'aurais pu le mettre sur le deuxième morceau, tu vois. Mais bon, je trouve que ça s'y prêtait. C’est très subjectif, peut-être que je suis le seul à l'entendre, je ne sais pas. Il y a des titres où c'est clairement parce qu’il correspondait à mon évolution. Et parfois, c'est aussi parce que la progression harmonique est plus positive et que je trouve que le titre positif va marcher. “Invisible Wars”, les guerres invisibles, c'est plein de choses. C’est franchir ce cap, celui de tes doutes, de tes culpabilités, est-ce que je vais aller jusqu’au bout de l’album ? Faire des morceaux de huit minutes dans un monde où dix secondes, c'est déjà long ? C'est aussi une forme de guerre, qui n’est pas visible, mais ça peut être des guerres culturelles, ça peut être des guerres autres. Tu vois, ça peut être des guerres écologiques. Ce sont d’autres formes de guerres, ce n'est pas l'Ukraine.
Je me suis posé la question de savoir si, de façon intentionnelle, tu n’avais pas basculé de l'obscurité à la lumière, à peu près dans le bon timing d’un changement de face du vinyle ?
P.R. : Ce n’est malheureusement pas possible dans le sens où, sur le vinyle, on a été obligé d’en faire un double et de changer l'ordre. Ce n'était pas mon choix, mais comme j'ai des morceaux longs, on n'a pas pu mettre le même ordre. Je me serais retrouvé avec une dernière face bizarre où je me retrouvais avec deux morceaux longs qui faisaient une trop longue face et l'autre d'après pas équilibrée et au niveau du son du vinyle, j'étais obligé de changer l'ordre. Mais sinon, sur le CD, oui, c'est vrai. Cela s'est peut être fait dans l'évolution parce qu'en fait, je suis parti d'un moment sombre et puis ça a été mieux, tu vois : j'ai rencontré quelqu'un, j'ai tourné. C'est bizarre de dire ça, mais tu vis quand même, malgré tout. Et puis, à un instant donné, tu as beaucoup de souffrance, tu as beaucoup de… Ce n'est même pas possible de l'exprimer. Et en même temps, je me suis dit : je vieillis, je ne vais pas passer les années qui me restent à souffrir, tu vois. A un moment donné, je me suis dit : stop, faut pas ! Tu vois, là, j’ai bientôt 65 ans. Je me suis dit : bon, il me reste quoi ? 5 ans, 10 ans, 15 ans, 20 ans ? Je n'en sais rien. Je peux très bien tomber malade dans deux ans et ne plus faire d’album… Je ne sais rien de ce qui peut m'arriver. Et je me suis dit : je ne vais quand même pas faire du temps qui me reste, un truc de souffrance. C’est complètement con. Ce n’est pas ce qu'elle aurait voulu et c'est stupide. J’ai donc essayé d'aller vers le positif, d'essayer de profiter des choses qui me font plaisir, de profiter de la musique, de profiter des gens que j'aime bien et de mes amis. Passer du temps avec des gens que j'aime bien.
On se connaît depuis les débuts de HARD FORCE, du temps de ta première démo en 1987, et je suis frappé parce que tu as gardé quelque chose de juvénile en toi. Tu n'as pas été ménagé par la vie comme tu viens de nous le dire, mais à chaque fois que je te vois, j'ai l'impression que tu vibres comme au premier jour.
P.R. : J'ai eu de la chance, si tu veux, dans mon malheur. Parce que, bon, je suis parti d'un milieu qui n'est pas du tout musical. Malgré tout, j'ai quand même un beau parcours. Alors, je ne suis pas une rock star, mais j'ai tout de même un beau parcours. J'ai l'estime de gens comme Steve Lukather ou Joe Satriani et voilà, c'est des gens que j'estime et qui m'estiment aussi, avec lesquels j'ai des rapports réguliers. J'ai joué avec plein de gens. J’ai été au-delà de mes rêves, quelque part dans l'aboutissement et je suis toujours là 40 ans plus tard. Et ma compagne, malgré toute la difficulté de son décès, j’ai passé 30 années merveilleuses avec elle. Je pense que c'est ça aussi. J'ai été aidé, j'ai été poussé par les gens. Et puis, tu récupères aussi ce que tu es : je ne suis pas un mec prétentieux, je ne suis pas un casse couilles. Je suis courtois avec les gens tout le temps. Je ne me prends pas la tête et donc je reçois beaucoup. Si tu regardes les retours actuels, je pense qu'on est au-delà de la musique. On se connait depuis 40 ans. Si j'avais été sympa, tu fais le sympa une fois, deux fois, mais le mec qui est casse couilles, à un moment donné, il y a des retours, c'est obligé. J'ai des défauts, je suis comme tout le monde, je ne suis pas parfait, mais globalement j'essaie de me comporter bien avec tout le monde. Donc, je ne pense pas avoir de casserole réelle. Il y a donc une espèce de bienveillance malgré tout, même de la part de gens qui n'aiment pas ce que je fais… et qui ont tout à fait le droit de ne pas aimer ce que je fais.

HARD FORCE n’étant pas un média spécialisé guitare, on va laisser la technique et le matériel à nos confrères et s’attarder un peu sur un ressenti musical plus global. On n’a plus vraiment l'habitude de ça depuis que les productions recherchent la perfection avec les logiciels qui le permettent : avec toi, on a l'impression que toutes tes parties solistes sont captées et interprétées dans des conditions pratiquement live et humaines. Es-tu monsieur “première prise” ?
P.R. : Alors, non, je ne suis pas monsieur “première prise”, mais plutôt monsieur impro. C'est à dire que, comme j'ai une musique qui est très écrite pour le coup, quand je compose, j'écris les claviers, la basse, la batterie, les thèmes, tout est super écrit. Je maquette du début à la fin, c'est écrit, ça ne plane pas. Par contre les solos, je garde une liberté. Je garde un côté… “juvénile” pour reprendre ton expression. C'est à dire que je fais un solo, je me dis, tiens, c'est pas mal, mais la grille je vais la changer, et hop, je l'essaye. Parfois, il est un peu court - je rajoute deux mesures - ou un peu long et j’en enlève deux. Il y a des moments où tu es inspiré parce que la grille t'inspire, d’autres où tu dis : non, faut que ça s'arrête, ça devient chiant. Après, je fais deux, trois prises, je modifie ou répare des petits trucs, je refais parfois le solo le lendemain, mais ça s’arrête à ça. Je garde volontairement des trucs instinctifs. Je ne garde pas des pains, mais je laisse un côté vivant dans les solos, parce que vu que la musique est écrite, un solo écrit, composé, joué comme ça… Et puis, ce qu’il faut savoir, c'est que je ne les joue jamais pareil en live. Donc je ne veux pas ça, je ne veux pas rentrer là-dedans. Je l'ai fait lors d'une tournée avec un pianiste classique. On jouait tout comme ça. Il n’y a plus d’impro et ça m'emmerde. C'est aussi à contre-courant. Je m'aperçois que tous les nouveaux guitaristes, quand ils disent : voici mon impro, eh bien, ce n’en est pas une. C’est écrit. Je voulais une production organique aussi, à une époque où tout est numérique : instrument, ampli… Moi, je suis reparti vers des têtes à lampes, pas de pédales, un truc assez brut, un vrai orgue Hammond B3, avec les micros sur la cabine Leslie, une batterie qui sonne assez acoustique. Je ne voulais pas d’un truc très édité. C'est un peu le problème du metal : il a glissé lentement vers l'impact sonore. Le metal, ça doit avoir un impact, un gros son, ça doit te prendre la tronche et ça doit être précis, carré, boum ! Et en fait, tu perds une forme de poésie, une forme de souplesse. Et moi, ça fait partie de ma vie, de mon univers de base, mais je ne veux pas être prisonnier. Quand j'étais plus jeune, j'aurais été : “non, ça ne fait pas metal, je ne veux pas le faire.” Je m'en fous maintenant. Les étiquettes, ce n'est pas mon problème. Les gens me disent : comment définirais-tu ta musique ? Mais j'espère que ce n'est pas définissable. J’ai démarré, il y avait le hard rock. Maintenant, les courants, je ne suis même pas foutu de t'en citer 1/10e. Les mecs, il faut qu’ils trouvent un nom sur tout. Mais foutez-nous la paix, c'est du rock !
Toi, tu as toujours été sur la crête. C'est à dire que tu n'as jamais totalement adhéré à tous les clichés du néo-classique, mais tu n’as jamais versé non plus totalement dans le hard rock, je trouve.
P.R. : Mais oui, parce qu'en fait, je suis balance de mon signe astral, ascendant balance. Je n'y crois pas spécialement, mais je suis assez comme ça. C'est à dire que j'aime bien quand même l'équilibre des choses. J’aime le côté technique et puis, d’un seul coup, je veux un peu d'air, un peu d’espace. J’ai besoin de tout cela mélangé… et c'est peut-être pour ça que je suis encore là. Parce que si j'avais été très typé, j'aurais fait un espèce de truc à la DOKKEN ou au contraire du très néo-classique à la Tony MacAlpine. Si j'étais vraiment resté là-dedans, ce serait has been. Je serais arrivé avec un album en 2025, très guitare années 80. Je pense que les gens se seraient demandé ce que c’est que ce truc.
Et pourtant, tu avais été “marketé” shredder dès le départ… On ne disait pas “shredder” à l’époque, d’ailleurs. Plutôt guitar hero…
P.R. : Oui, oui, bien sûr. Bien sûr.
Les labels cherchaient à coller du Malmsteen à toutes les sauces ou à dénicher des musiciens qui s’inspiraient de tout ce qui venait du label Shrapnel… Finalement, tu as démontré que tu ne rentrais pas dans ces cases-là.
P.R. : J'ai finalement réussi à faire une musique un peu particulière. Comme dirait l'autre, je n'ai pas inventé la poudre, mais je sais un petit peu m'en servir. C'est à dire que j'arrive à trouver un compromis qui est personnel. Je ne suis pas un inventeur comme a pu l’être Eddie Van Halen ou même Yngwie Malmsteen qu'on peut détester, mais qui arrivait avec quelque chose. Moi, je suis plutôt un laborieux. J'ai avancé petit à petit et cette chance pour moi, c'est non pas que je sois spécialement intelligent, mais je me pose beaucoup de questions. Je ne fais pas que de la guitare la tête dans le guidon. J'ai toujours eu une vision de ce que je voulais exprimer et travaillé pour ça. Pour cet album-là, on peut aimer ou ne pas aimer, mais tu ne peux pas dire : le mec, il se fout de notre gueule, il a raclé ses tiroirs, il a mis trois thèmes, trois riffs, il nous a fait son plan. Tu vois qu'il y a de la matière, du boulot, de la réflexion derrière et une certaine sensibilité. Et c'est quand même finalement assez personnel. Tu peux trouver des éléments qui vont te faire penser que c'est un peu néo-classique, un peu prog, mais tu ne peux pas dire que l’album, tu en as un comme ça chez toi qui ressemble exactement à ça.
Il y a un intrus, tout de même, sur cet album, c'est “Now We’re Home”, un morceau chanté par Gaëlle Buswel. Pourquoi celui-ci et comment s’est-il intégré dans un ensemble instrumental ?
P.R. : En fait, je me suis éloigné totalement - à part un titre ou deux - du format de chansons. Quand je fais du mauvais esprit, je dis que quand il y a un chanteur, c'est une chanson et quand il n’y en a pas, c'est de la musique. C'est une blague, surtout, parce que je ne le pense pas réellement (rires) J'avais ce thème qui n’était pas mal, mais ce n'est pas ce que je veux faire en instrumental. J'aime bien les morceaux comme en classique (pas néo-classique) avec leur écriture, leurs passages, leurs mouvements, etc. Donc là, ça ne correspondait pas. Et puis, en faisant ce riff, j'ai pensé à Gaëlle, une amie dont j'adore la voix, la personne, c'est quelqu'un de bien. J'ai besoin de cela aussi. J'ai besoin de l'humain. Et donc, je lui ai proposé de chanter dessus. Ça marche, ça apporte un côté blues rock et ça nous emmène ailleurs. Les gens ne vont pas m'attendre là. J’aurais pris un chanteur à la SYMPHONY X, ça aurait été presque évident avec un solo néo-classique, mais je n'avais pas envie d’aller par-là. C'est déjà tellement bien fait qu’ils n'ont pas besoin de moi. Je me suis dit : je vais aller ailleurs. Et puis, on a la chance d'avoir une chanteuse comme ça en France… En même temps, j'ai quand même fait un solo long, un peu “Amphibia” au milieu, un peu planant, pour ne pas que ça fasse de la pop, pour que ce soit un croisement des univers, pas juste un morceau qui n'a rien à voir.
C’est marrant, parce que nous avons en commun le goût d'un guitariste que nous respectons énormément, Allan Holdsworth, et il plaçait toujours quelques titres chantés dans une musique résolument instrumentale et technique.
P.R. : Oui, alors je ne pourrais pas parler à sa place sur ses raisons et encore moins me comparer. Dans mon cas précis, je ne me suis pas dit qu’il y aurait du chant sur l’album. Ça ne fonctionnait pas en instru, donc soit je virais le titre, soit je lui mettais du chant. Ce n'est pas que ce n'est pas bien, c'est pas ce que je veux faire. Tu sais, souvent les gens ignorent que tu peux faire un morceau, qu’il puisse être bien et ne pas le sortir parce que ce n’est pas là où tu as envie d’aller. Ce n’est pas parce que tu l'as écrit que c'est ce que tu veux faire. C'est bizarre, mais c'est comme ça. Mais pour en revenir au chant sur l’album, ce n'était pas prémédité.
Eddie Van Halen nous a quittés il y a cinq ans. La très grande majorité a salué sa contribution énorme et la perte que représentait sa disparition. J’ai été néanmoins frappé de lire quelques voix discordantes - dont Steven Wilson - qui prenaient position en critiquant le côté démonstratif et les shredders en général. Ça m’a un peu choqué, d’autant que Wilson, pour le coup, a travaillé avec l’exceptionnel Guthrie Govan qui n’est avare ni en notes, ni en technique… Même si chacun est libre d’avoir un avis, je n’avais pas trop compris.
P.R. : La question, elle est à l'envers. Pourquoi les mecs qui n'ont pas de technique passent leur temps à dire du mal des gens qui en ont. Alors que le contraire n'est pas vrai. Si tu es bien dans ta peau, tu n'as pas de raison. Je ne vais pas dire : “BB King, quel nul, il ne joue pas vite !” Personne ne dit ça. Est-ce que tu as entendu un guitariste, que ce soit MacAlpine, Vinnie Moore, qui tu veux, te dire : “oh, lui, laisse tomber, il ne sait pas jouer, c'est une merde.” Ils ne diront jamais cela, parce qu’ils ne le pensent pas. Par contre, dans l'autre sens, tu le vois. J'adore Steven Wilson, j'adore son univers. Je l'ai même rencontré il y a un an. J'ai passé un moment sympa avec lui, mais je ne suis pas du tout d'accord avec ses propos. C’est vraiment méconnaître Eddie Van Halen et le résumer à “Eruption”. Mais ce n’est pas ça Van Halen ! Le son de gratte, le jeu en rythmique, les vibrés. Même dans les rythmiques, il est identifiable. Combien as-tu de mecs identifiables en rythmique ? Pas tant que ça. Il y a James Hetfield, il y a lui, Malmsteen aussi, c'est un peu la génération d’avant, ou encore George Lynch. Maintenant, les gens ne sont plus identifiables en rythmique, ils le sont parfois en solo. Mais les rythmiques sont tellement calibrées que tu ne reconnais pas les gens. Alors que lui, en rythmique, c'était vivant, c'était libre et son placement rythmique était dingue. Son son dans les doigts est dingue, on ne peut pas le résumer à un mec qui joue vite. Pour moi, c'est de l’inculture, ce sont des gens qui ne connaissent pas assez qui balayent comme ça.
Tu ne peux pas comparer Michael Angelo et Eddie Van Halen, quand même ! Tu vois, j’adore Keith Scott qui joue avec Bryan Adams, je trouve qu'il joue terrible, qu’il sonne terrible.. et je m’en fous qu’il joue vite ou pas.
Tu partages avec Van Halen la passion d’un guitariste aujourd’hui méconnu et presque oublié, c’est Ronnie Montrose…
P.R. : Et ils avaient la même production (Ted Templeman), le même label…
Te retrouves-tu dans l’émergence, depuis quelques années, de tous ces guitaristes qui ont vraiment cassé les codes dans ANIMALS AS LEADERS, POLYPHIA, PERIPHERY ou PLINI, pour prendre une palette large ? Est-ce que tu dis “ce n’est pas ma génération” ou des choses t'inspirent ?
P.R. : Alors, si tu veux, ça ne me parle pas réellement. Je trouve normal qu'une nouvelle génération propose quelque chose d'autre. Au début, je n'arrivais pas à identifier le problème et, en fait, c'est le bassiste avec lequel je joue, François Delacoudre qui m'a éclairé : "en fait, c'est la première génération qui s'est affranchie du blues." Et c'est vrai, c’est vraiment ça : c’est la première génération où il n'y a pas de blues. Cette génération-là, il n’y a quasiment plus de bends et c'est très rythmique, même dans l'approche des solos, très séquencée. On est complètement affranchi et je crois que c'est ça qui me manque. Mais par contre, je respecte le choix, le fait qu'ils proposent quelque chose de nouveau. Après, les accordages bas, les amplis numériques, tout ça ne me parle pas, tu vois. Je trouve ça intéressant, mais ça ne me transporte pas. Et en même temps, je trouve ça totalement légitime et, au moins, ils présentent et proposent quelque chose. Ce qui me dérange chez eux, notamment chez POLYPHIA, c'est le côté condescendant sur ce qui existait avant, genre “c'est des trucs de boomers et ce n'est pas bien”. Je ne suis pas d’accord : la musique, c'est une évolution. Ça peut ne pas te toucher, mais tu ne peux pas manquer de respect vis à vis de ce qui s'est fait avant, parce que tu ne serais pas là s'ils n’avaient été là. Tu vois, s’il n’y avait pas eu Al di Meola, Eddie Van Halen, Allan Holdsworth ou d’autres, je ne serais pas là.
Voilà, ils ont le mérite d'apporter quelque chose de nouveau. A mon goût, ça manque de bends et de rock ’n’ roll et un peu de cette fraîcheur, tout est trop… pour mon goût personnel, mais au moins, ils ont le mérite de proposer quelque chose d'un niveau technique terrible et quelque chose de nouveau. Donc, c'est cool.
Quand tu regardes ton parcours sur 40 ans, quelles sont les deux ou trois balises temporelles qui sont les plus marquantes pour toi, les moments vraiment les plus mémorables ?
P.R. : Il y en a eu plusieurs. Il y a eu la première tournée avec BLUE ÖYSTER CULT en 1989, treize dates avec eux. Des gens charmants et puis la première vraie opportunité. Les Monsters of Rock parce que, un groupe instrumental aux Monsters, il n’y en avait pas eu, et donc l'Hippodrome de Vincennes, c'est ma première date devant beaucoup de monde. Evidemment avec Jarre, notamment à Wembley. Jouer à Wembley, pour un musicien français, c'est quand même globalement impossible que cela arrive. Tommy Aldridge venu jouer sur mon album. Satriani, le G3, d’être invité par un mec comme ça à jouer sur une tournée, c'est quand même… pour un Français, on a toujours une espèce de complexe. Ça m'a à la fois décomplexé et je pense a décomplexé pas mal d'autres guitaristes français, donc c'est cool. Sans doute d'autres choses…Michel Petrucciani, ça a été aussi évidemment une rencontre exceptionnelle, quelqu'un d'un univers autre, mais qui avait énormément de respect pour les musiciens de rock et qui adorait Jeff Beck. Je suis content d'avoir un témoignage de lui dans autre chose.
Je vais te montrer un document que tu connais, je crois. C’est ce numéro de HARD FORCE sorti en septembre 1987 avec la chronique de ta première démo, un mois d’ailleurs après la chronique du premier album international de Satriani.
P.R. : Je l'ai encore à la maison.

Que dirais-tu au “gamin” d'il y a 38 ans ? Quel conseil lui donnerais-tu, fort de l’enseignement de ton parcours ?
P.R. : Pas grand chose parce que, finalement, ça s'est pas mal passé. Il s'est pas mal débrouillé, le gamin. Non, je pense que les choix n’ont pas été mauvais. C'est ce que je disais tout à l'heure. Quand tu lis ça, j’aurais pu rester là-dedans. C'est à dire que j'aurais pu rester le Tony MacAlpine français et dans mon truc de shred. Et puis disparaître. Et je pense que j'ai réussi à bien gérer le truc, à bien évoluer sans me perdre. Globalement, tu es la somme de tes choix et je n'ai pas fait trop de mauvais choix. J'aurais sans doute pu faire mieux, plus. Mais est-ce que j'en avais envie, réellement ? Je ne suis pas sûr. Donc là, j'arrive à l'âge de la retraite quasiment et j'aurai fait ma musique toute ma vie. C'est pas mal, non ?