3 novembre 2020, 19:00

UN JOUR, UN ALBUM

• RAGE AGAINST THE MACHINE : "Rage Against The Machine"


Le 3 novembre 1992 sortait le premier album éponyme révolutionnaire (dans tous les sens du terme) de RAGE AGAINST THE MACHINE. L'idée n'est pas d'en faire la chronique, mais d'effectuer une rapide remise en contexte tout en rappelant quelques faits ou anecdotes que vous ignoriez peut-être sur la carte de visite des activistes californiens, qui fête aujourd'hui ses 28 ans.


• Rarement un groupe aura aussi bien habité son nom : la rage contre la machine, l'establishment, qui broie les minorités, les pauvres et pratique la justice à plusieurs vitesses, selon la couleur de peau et le compte en banque. Après une décennie où une grande partie des groupes de hard rock américains semblait plus concernée par la trilogie sex, drugs and rock 'n' roll que par la marche du monde, et l'arrivée, au début des années 90, des groupes de grunge avec leur message si ce n'est systématiquement nihiliste, du moins désenchanté, débarquent quatre activistes musicaux basés à Los Angeles. 

• Jusque-là, le crossover entre hard rock et rap s'était principalement limité à la collaboration d'AEROSMITH et RUN-DMC sur "Walk This Way" en 1986, et d'ANTHRAX et PUBLIC ENEMY sur "Bring The Noise", sorti cinq ans plus tard. Le style de RAGE AGAINST THE MACHINE, lui, est un véritable melting pot « de genres habituellement en guerre », plaisantera Tom Morello, le guitariste : hard rock, hip hop, rap, punk, funk. Et leur message est on ne peut plus engagé. Leur nom, MorelloTim "Timmy C." Commerford (basse) et Brad Wilk (batterie) le tiennent du titre d'une chanson composée par Zack de la Rocha, harangueur en chef, à l'époque où il jouait dans INSIDE OUT. Un groupe punk hardcore dans lequel il était chanteur après avoir été guitariste de HARDSTANCE. L'expression, que l'on doit à Kent McClard, fondateur du label Ebullition et figure du milieu hardcore straight edge, aurait dû être le titre du second album d'INSIDE OUT si ces derniers n'avaient pas splitté.
« J'ai trouvé qu'il convenait au genre de message que nous essayons de promouvoir avec notre musique, dira le frontman au L.A. Times en 1992. Je voulais quelque chose qui, de façon métaphorique, décrirait mes frustrations envers les USA, leur système capitaliste et la façon dont ils ont réduit en esclavage, exploité et créé une situation très injuste pour de nombreuses personnes. » 
 


• Le militantisme et la contestation, il y a au moins deux des membres du groupe qui ont ça dans le sang. Zack, mexicano-américain du côté paternel, dont le grand-père a participé à la Révolution mexicaine et qui a connu le racisme en Californie, n'a jamais trouvé ses marques dans la société. Quant à Tom Morello, diplômé en politologie, avec mention, de la prestigieuse université de Harvard, il est kényan par son père qui a participé dans les années 1950 à la révolte des Mau Mau, un mouvement insurrectionnel contre l'Empire britannique qui opprimait le peuple kikuyu, et a été le premier représentant du pays à l'ONU. Son grand oncle paternel, militant indépendantiste kényan, emprisonné de 1952 à 1960, est d'abord devenu Premier ministre, puis Président de la République du Kenya de 1964 à 1978. 
Pour sa part, son oncle, ministre et membre du Parlement, est considéré comme l'un des fondateurs du Kenya moderne, tandis que sa tante fut la première femme du pays à obtenir un poste législatif au niveau de l'Etat... Quant à sa mère, professeure d'histoire d'origine irlandaise et italienne, elle a travaillé au NAACP (la National Association for the Advancement of Colored People – l'association nationale pour la promotion des gens de couleur) et a fondé le mouvement Parents for Rock And Rap en 1987 qui militait pour la liberté d'expression de la musique, tout en luttant contre la censure. L'antithèse du notoirement célèbre PMRC.
Alors bien sûr, par contraste, le "pedigree" de Brad Wilk et Tim Commerford est nettement plus conventionnel, mais cela ne les empêche pas d'éprouver le même sentiment d'écœurement à l'égard du système.

• En 1990, LOCK UP, groupe "fusion" dans lequel joue Morello, splitte, un an après la sortie de son unique album, « Something Bitchin' This Way Comes ». Jon Know, qui en était le batteur, le met alors en relation avec de la Rocha et Commerford, qui se connaissent depuis le CM2, et sont à la recherche d'un guitariste. Ce dernier fait alors appel à Brad Wilk, recalé à l'audition de LOCK UP, mais aussi de PEARL JAM. RATM est au complet.

• Le 23 octobre 1991, les quatre hommes donnent leur tout premier concert à la California State University à Northridge devant un public pas particulièrement concerné, même si, déjà, la rage est bien là (sans jeu de mots). On vous en parlait justement le 30 décembre 2018… 

• Puis, en décembre, RAGE AGAINST THE MACHINE sort une démo éponyme 12 titres enregistrée pendant l'été, dont 7 apparaîtront sur leur premier pamphlet officiel. Sur les 5 restants, 2 d'entre eux, "Darkness Of Greed" (un morceau d'INSIDE OUT) et "Clear The Lane", figureront en face B du premier single, "Killing In The Name". L'artwork, un composite de coupures de journaux du cours de la Bourse sur lequel est scotchée une allumette, donne le ton… 
 
• Après quelques tentatives infructueuses en studio pour retrouver l'énergie exceptionnelle qui est la leur en live, les musiciens décident de convier des amis aux Sound City Studios, à Van Nuys en Californie, où ils enregistrent et jouent les titres de l'album comme s'ils étaient en concert. « Cette nuit-là, nous avons capté la moitié des parties rythmiques de l'album, racontera Tom Morello à Spin. Ça sonnait vraiment comme du RAGE AGAINST THE MACHINE. »
Produit par Garth "GGGarth" Richardson, leur premier album auto-intitulé sortira sur la major Epic Records, filiale de Sony Music. « Ils ont accepté tout ce que nous avons demandé et ils ont suivi. Il n'y a jamais eu de conflit idéologique aussi longtemps que nous avons conservé le contrôle créatif total » précisera par la suite Morello à ceux qui trouvent un décalage évident entre leur discours anticapitaliste et leur décision de lier leur carrière à une major. En oubliant toutefois que les moyens qu'elle est capable de déployer leur permettent de toucher potentiellement un public infiniment plus nombreux qu'un label indépendant.
L'album arrive dans les bacs le 3 novembre 1992, le jour où Bill Clinton (et son gros cigare), en défaisant George Bush, est élu 42e Président des Etats-Unis d'Amérique.

• Comme ce sera le cas sur chacune de leurs réalisations, on trouve la mention « aucun sample, claviers ou synthétiseur n'ont été utilisés sur cet album ». Histoire de souligner que c'est bien Morello, guitariste d'exception, aussi révolutionnaire dans son jeu que dans ses paroles et prises de position, qui fait tout avec ses doigts et ses pédales d'effets… Quant aux musiciens, ils se présentent dans les crédits comme "Les coupables" ("guity parties").

• Bizarrement, dans la mesure où le morceau termine par 16 « Fuck you I won't do what you tell me », avec, en point d'orgue, un retentissant « Motherfucker », ce qui réduit énormément les possibilités de diffusion sur les radios américaines, voire anglophones, c'est Epic qui a choisi "Killing In The Name" comme premier single. Composé dans la foulée des émeutes raciales de Los Angeles en 1992, après l'acquittement de quatre policiers blancs qui avaient passé à tabac un automobiliste noir, Rodney King, qui a ensuite été emprisonné, les lyrics parlent du racisme et des violences policières. Déjà…
Le single, qui devient aussitôt un hymne et le cri de ralliement des fans, arrive dans les bacs et le clip sur les chaînes musicales de télé qui veulent bien le diffuser le 2 novembre. Dix-sept ans plus tard, "Killing In The Name" se classera n°1 de Noël en Grande-Bretagne, grâce à la campagne Facebook de fans qui voulaient absolument empêcher la chanson qui avait remporté l'émission “The X Factor” de se retrouver en tête des charts britanniques, comme c'était le cas depuis quatre ans. Mission accomplie ! En remerciement, RATM, qui a reversé le montant des recettes à des associations caritatives, donnera un concert gratuit, baptisé "The Rage Factor", au Finnsbury Park de Londres, le 6 juin 2010.



• Deuxième single, "Bullet In The Head" sort le 29 décembre. A l'exception des parties de chant du couplet qui ont été réenregistrées, c'est la version de la démo qui apparaît sur l'album.


• Troisième single, "Bombtrack" débarque le 20 juin 1993 avec une pochette reprenant le célèbre portrait du Che Guevara immortalisé par Alberto Korda. Dans le clip, le groupe montre son soutien au Sentier Lumineux, parti communiste péruvien d'inspiration marxiste-léniniste et maoïste qui a commis de nombreux actes terroristes, et à son leader Abimael Guzman. Dans la vidéo, on peut lire qu'ils « luttent contre le gouvernement soutenu par les USA qui les opprime ». Pourtant, les musiciens n'étant, pour une fois, vraisemblablement pas sur la même longueur d'ondes, cette dernière ne figurera pas sur leur première home video éponyme, commercialisée en 1997. Mais on la retrouvera sur le DVD Live A The Grand Olympic Auditorium, sorti en 2003. 


• Quand le groupe participe à la tournée Lollapalooza au cours de l'été 1993, c'est sur la main stage, mais il ne joue que 15 minutes. Malheureusement, les mois de tournée ont eu raison de la voix de Zack de la Rocha qui se retrouve aphone. Alors, plutôt qu'annuler leur prestation, le 18 juillet à Philadelphie, les musiciens optent pour un happening silencieux où ils se tiennent face à la foule, entièrement nus (balls on parade ?), un morceau de scotch sur la bouche et arborant chacun sur le torse une lettre du PMRC qui a apposé un sticker sur leur album, indiquant que leurs textes pouvaient pervertir les jeunes. Ce qui le rend en fait juste plus désirable aux yeux des adolescents, mais constitue pour les quatre hommes une violation du Premier Amendement américain qui garantit la liberté d'expression…

D'abord accueillis par les vivas du public, ils seront escortés hors de scène par la police quand certains, comprenant que le groupe ne jouera pas une seule note, commencent à leur jeter des bouteilles et des pièces de monnaie… Interrogés par la suite sur ce qu'ils ont ressenti, les choses de la vie en plein vent face à la foule, Brad Wilk reconnaîtra qu'il avait plutôt vécu l'épisode comme « une libération »Tim Commerford regrettant pour sa part, non sans humour, d'avoir souffert « du syndrome de la tortue qui rentre la tête dans sa carapace ». On a beau être militant, on n'en est pas moins homme. Un acte que l'on qualifiera quoi qu'il en soit de couillu.


• Précisons qu'alors qu'ils sont en train de commencer à se faire un nom avec leur musique et leurs prestations incendiaires, les quatre hommes ne proposent aucun merchandising pendant le festival. « Nous avons décidé de ne pas vendre de T-shirts pour ne pas faire partie de ce putain de consumérisme aveugle qui consiste à demander 23 dollars pour un T-shirt qui n'en coûte que 7 à la fabrication » expliquera de la Rocha sur scène à Barrie, dans l'Ontario.
RATM sera de retour à Philadelphie quelques mois plus tard pour donner un concert gratuit pour les fans qui, venus les voir à Lollapalooza, avaient dû se contenter de la vision de leur service trois pièces. Leurs T-shirts seront vendus 8 dollars pour les modèles à manches courtes, 10 pour ceux à manches longues.

• Contrairement à certains groupes américains qui boudent la France, RAGE AGAINST THE MACHINE nous rendra visite à de nombreuses reprises. Tout d'abord en première partie de SUICIDAL TENDENCIES, deux soirs d'affilée à l'Elysée-Montmartre, les 9 et 10 octobre 1992. Puis pas moins de quatre fois (!) en 1993 : en tête d'affiche dans la même salle le 8 février, le 7 juin au Zénith avec LIVING COLOUR, FISHBONE et TOOL, puis avec ces derniers en guise de chauffe-salle, les 9 et 10 septembre 1993, à l'Elysée. En 1994, ils passeront à nouveau par le Zénith avant de participer aux Eurockéennes de Belfort le 1er juillet.

• Le toujours caustique Mike Muir, leader des skaters de Venice, fera un titre, "Do What I Tell Ya!", sur « Groove Family Cyco », troisième album d'INFECTIOUS GROOVES (1994), son projet parallèle violent & funky, dans lequel il se moque ouvertement de ce qu'il considère comme de l'hypocrisie, en prenant le contrepied de leur « Fuck you, I won't do what you tell me ». Il rejoint ainsi les détracteurs des quatre hommes qui leur reprochent d'être des millionnaires, signés sur une major de surcroît, qui s'érigent en champions de la gauche radicale. « L'idée est de toucher le maximum de gens possible pour qu'ils rejoignent le débat politique, dira – sans s'excuser, c'est pas le genre de la maison – Zack. (…) Le réseau international dont dispose Sony est pour moi l'outil parfait pour donner une conscience politique au public et lui donner envie de se battre. » On dira que Morello & Co ont choisi de combattre le feu par le feu…

• Dernier single extrait de l'album, "Freedom" sort en août 1994. Dans la vidéo, RAGE met en avant Leonard Peltier, un des leaders de l'American Indian Movement, arrêté et condamné à une double peine d'emprisonnement à perpétuité pour l'assassinat présumé de deux membres du FBI en 1975, ce qu'il a toujours nié. Bien que la culpabilité de cet Amérindien n'ait jamais pu être prouvée et que son procès ait été une mascarade, il croupit toujours dans un pénitencier de Floride. Les nombreux appels à la clémence de personnalités du monde entier sont restées lettres mortes.
RATM n'est pas le seul groupe à avoir pris parti pour Peltier. En France, TAGADA JONES ("Leonard P" en 1999), LES RAMONEURS DE MENHIR ("Ya'at'eeh", en breton, en 2010) et même Renaud ("Leonard Song") ont aussi fait entendre leur voix pour que ce dernier retrouve la liberté. En vain.


• Grand ami du groupe, Maynard James Keenan, alors chanteur de TOOL qui a, depuis, rajouté PUSCIFER et A PERFECT CIRCLE à son CV, apparaît sur "Know Your Enemy", tout comme le batteur Stephen Perkins (JANE'S ADDICTION, PORNO FOR PYROS).


• « Rage Against The Machine » dépassera les 3 millions de ventes, ce que jamais, même dans ses rêves les plus fous, le groupe n'aurait osé imaginer. Tom Morello reconnaît qu'à leurs débuts, leurs aspirations étaient tout ce qu'il y a de plus modestes car ils pensaient que leur musique était « au-delà de ce qui était acceptable », pour reprendre ses termes. D'une part à cause de l'éclectisme de leur style et de l'autre, parce que dans le rock, les groupes interraciaux étaient très rares et ne passaient pas en radio. Sans parler de la teneur politique de leurs textes, « bien plus à gauche que des groupes comme THE CLASH ou PUBLIC ENEMY. Quand nous avons composé les morceaux du premier album, nous pensions que nous ne décrocherions même pas un concert dans un club. Nous n'avons jamais rêvé de signer un contrat ou de faire une tournée… » 

• Considérés comme les créateurs du rap metal, des milliers de groupes leur emboîtant rapidement le pas, les quatre hommes réfutent cette "lourde" paternité. En 2015, alors qu'il est en promo pour WAKRAT, un projet parallèle, Tim Commerford dira à Rolling Stone tout le mal qu'il pense du groupe de Fred Durst, qui a régulièrement repris en live "Killing In The Name". « Je tiens à m'excuser pour LIMP BIZKIT. Sincèrement. J'ai vraiment les boules que nous ayons inspiré ce genre de merde. Mais le groupe a disparu (NDJ : faux) et c'est ça qui est bien. Il n'en reste plus qu'un, c'est RAGE, et pour moi, nous sommes les seuls qui comptent. »

• Image choc, l'artwork de l'album est une photo de Thic Quand Duc, un moine bouddhiste tibétain qui, en 1963, s'est immolé par le feu à Saïgon pour dénoncer le régime du Président vietnamien Ngo Dinh Diem qui persécutait les bouddhistes. Malcolm Browne, le photographe qui l'a immortalisé, attira ainsi l'attention du monde entier, mais, surtout, celle de John F. Kennedy, alors Président des Etats-Unis, qui retira son soutien à ce dernier. Mais pour toute une génération, même si cette photo remportera le prestigieux prix Pulitzer, elle évoque avant tout la carte de visite de RAGE AGAINST THE MACHINE.

• Pour célébrer son 20e anniversaire, un coffret en édition limitée, disponible sous trois versions, dont certaines contenant la prestation du concert de RAGE à Finnsbury Park en 2010, ainsi que la démo originale, pressée en CD pour la première fois, sortira le 27 novembre 2012.
 


Discographie
Rage Against the Machine (1992)

Evil Empire (1996)
The Battle Of Los Angeles (1999)
Renegades (2000)

Blogger : Laurence Faure
Au sujet de l'auteur
Laurence Faure
Le hard rock, Laurence est tombée dedans il y a déjà pas mal d'années. Mais partant du principe que «Si c'est trop fort, c'est que t'es trop vieux» et qu'elle écoute toujours la musique sur 11, elle pense être la preuve vivante que le metal à haute dose est une véritable fontaine de jouvence. Ou alors elle est sourde, mais laissez-la rêver… Après avoir “religieusement” lu la presse française de la grande époque, Laurence rejoint Hard Rock Magazine en tant que journaliste et secrétaire de rédaction, avant d'en devenir brièvement rédac' chef. Débarquée et résolue à changer de milieu, LF œuvre désormais dans la presse spécialisée (sports mécaniques), mais comme il n'y a vraiment que le metal qui fait battre son petit cœur, quand HARD FORCE lui a proposé de rejoindre le team fin 2013, elle est arrivée “fast as a shark”.
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